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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/270

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l’autre, et les renvoya, et me dit : « Sois leur mère ! » je lui donnai la main pour toute réponse. « Tu promets beaucoup, « ma fille, dit-elle : le cœur d’une mère et l’œil d’une mère ! J’ai « vu souvent, à tes larmes reconnaissantes, que tu sens ce qu’ils « valent. Tu les auras pour tes frères et sœurs, et, pour ton père, « la fidélité et l’obéissance d’une femme. Tu le consoleras. » Elle demanda à le voir : il était sorti, pour nous cacher l’insupportable douleur qu’il éprouvait : il était déchiré…. Albert, tu étais dans la chambre : elle entendit marcher quelqu’un, et demanda qui c’était, et t’appela auprès d’elle ; et comme elle jeta sur nous deux un regard calme et consolé, à la pensée que nous serions heureux, heureux ensemble !… » Albert l’embrassa, et s’écria : « Nous le sommes, nous le serons. » Le flegmatique Albert était hors de lui, et moi, je ne me connaissais plus.

« Werther, reprit-elle, et cette femme devait mourir ! Dieu, quand je songe quelquefois comme on laisse emporter ce qu’on a de plus cher au monde ! Et personne ne le sent aussi vivement que les enfants, qui se plaignirent longtemps encore, que « les hommes noirs avaient emporté leur maman. »

Elle se leva, je m’étais réveillé ; je tremblais. Je demeurais assis et tenais la main de Charlotte. « II nous faut rentrer, dit-elle, il en est temps. » Elle voulut dégager sa main, et je la retenais "avec plus de force. « Nous nous reverrons, m’écriai-je, nous nous retrouverons : sous quelque forme que ce soit, nous saurons nous reconnaître. Je m’en vais, poursuivis-je ; je m’en vais volontairement, et pourtant, s’il me fallait dire « pour jamais, » je ne pourrais soutenir cette pensée. Adieu, Charlotte ! Adieu, Albert ! Nous nous reverrons. — Demain, je pense, » répondit-elle en badinant. Je sentis ce demain ! Ah ! elle ne savait pas, quand elle retira sa main de la mienne…. Ils parcoururent l’allée, et la quittèrent…. Je restai immobile, je les suivis des yeux au clair de lune, et me prosternai, et fondis en larmes, et me relevai soudain ; et je courus sur la terrasse, et je vis encore de loin, sous l’ombre des grands tilleuls, sa robe blanche briller vers la porte du jardin ; je tendis les bras : elle disparut.