Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/29

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ni dans aucun jour de ma vie. Honorer mes parents fut de bonne heure mon plus doux plaisir, et nul ne me semblait ^tre plus prudent et plus sage que les auteurs de mes jours, qui’me tenaient sous leur sévère loi dans les obscures années de mon enfance. J’ai beaucoup enduré de mes camarades, qui souvent répondaient par leur malice à ma bonne volonté ; j’ai maintes fois souffert sans vengeance leurs pierres et leurs coups : mais, s’ils se moquaient de mon père, quand il sortait de l’église, le dimanche, avec une démarche grave et posée ; s’ils tournaient en ridicule le.ruban de son bonnet, les fleurs de sa robe de chambre, qu’il portait avec un air de dignité, et qu’il n’a donnée qu’aujourd’hui : aussitôt je montrais le poing avec menace ; je m’élançais sur eux en fureur et je frappais aveuglément, sans voir où portaient mes atteintes. Le nez en sang, ils poussaient des cris, et ne s’arrachaient qu’avec peine à mes coups de pied et mes coups de poing furieux. Je grandissais et j’avais beaucoup à souffrir .de mon père, qui bien souvent me querellait pour d’autres, si on lui avait fait quelque chagrin dans la dernière séance du conseil ; et j’expiais les attaques et les chicanes de ses collègues. Vous-même, vous m’avez plaint souvent : car j’endurais beaucoup de choses, ayant toujours dans la pensée la respectable et chère bienfaisance des parents, qui ne songent qu’à augmenter pour nous le patrimoine, et se refusent bien des cho’ses afin d’épargner pour les enfants. Mais, hélas ! épargner pour une tardive jouissance ne fait pas tout le bonheur ; ce n’est pas tout le bonheur, que d’ajouter un monceau à un monceau, un champ à un champ, si agréablement que les terres s’arrondissent. Le père vieillit et les fils vieillissent avec lui, sans jouir de l’heure présente et avec le souci du lendemain. Ma mère, voyez là-bas comme s’étendent magnifiquement ces champs riches et beaux et, au-dessous, la vigne et les jardins ; là-bas, les granges et les écuries, belle suite de possessions : cependant, si j’observe ensuite le dernier corps de logis, où se montre à nous, au pignon, la fenêtre de ma petite mansarde, si je me rappelle combien de fois, la nuit, j’ai attendu la lune, et, le matin, le soleil, après de courtes heures d’un sommeil bienfaisant : ah ! que je trouve solitaire et la chambre et la cour et le jardin, et le champ superbe qui s’étale sur les collines !