Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/303

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d’elle. — Oui, mon pauvre fils. Dieu m’a imposé une lourde croix. — Depuis combien de temps est-il ainsi ? — Ainsi tranquille ? dit-elle ; depuis six mois. Dieu soit loué, qu’il en soit du moins venu là ! Auparavant il a été furieux toute une année, et on l’a tenu à la chaîne dans la maison des aliénés. A présent il ne fait de mal à personne : seulement il a toujours affaire à des rois et des empereurs. Il était si bon, si tranquille ! il m’aidait à vivre ; il avait une belle écriture. Tout à coup il devient rêveur, il tombe dans une fièvre chaude, puis dans le délire. A présent

il est comme vous voyez. Si je vous racontais, monsieur

J’interrompis ce flux de paroles, en disant : « Quel était donc ce temps, qu’il vante si fort, où il fut, dit-il, si heureux, si content ?— Le pauvre fou ! dit-elle, avec un sourire de pitié. Il veut parler du temps où il était hors de lui : c’est celui qu’il vante toujours, le temps où il était dans la maison de santé, où il ne se connaissait point. » Cette réponse me frappa comme un coup de tonnerre. Je mis une pièce d’argent dafis la main de la vieille, et la quittai bien vite.

« Le temps où tu étais heureux ! m’écriai-je, en retournant à grands pas à la ville ; où tu étais comme un poisson dans l’eau !… Dieu du ciel, est-ce là le sort que tu as réservé aux hommes, qu’ils ne soient heureux qu’avant d’être arrivés à l’âge de la raison et après l’avoir perdue ?… Infortuné ! Et pourtant j’envie ton égarement et le trouble d’esprit dans lequel tu languis. Tu sors de chez toi plein d’espérance ; tu vas cueillir des fleurs pour ta reine…. en hiver…. et tu t’affliges de n’en point trouver, et ne peux comprendre pourquoi tu n’en trouves pas : et moi…. je sors sans espérance, sans but, et je reviens comme je suis allé.,.. Tu te figures quel homme tu serais, si les états généraux te payaient : homme heureux, qui peux attribuer à un obstacle terrestre ton défaut de bonheur ! Tu ne sens pas, tu ne sens pas qu’elle réside en ton cœur brisé, en ton cerveau troublé, ta misère, dont tous les rois de la terre ne peuvent te délivrer. »

Qu’il meure dans le désespoir, celui qui se raille d’un malade parti pour les eaux lointaines, qui augmenteront sa maladie et rendront sa fin plus douloureuse ; celui qui insulte au cœur oppressé, qui, pour se délivrer de ses remords et mettre un terme