Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/320

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était devenu bien cher ; dès le premier moment où ils avaient appris à se connaître, la sympathie de leurs caractères s’était révélée de la manière la plus heureuse ; leur longue liaison, tant de situations diverses où ils s’étaient trouvés, avaient fait sur le cœur de Charlotte une impression ineffaçable. Tous les sentiments, toutes les pensées qui l’intéressaient, elle était accoutumée à les partager avec lui, et le départ de Werther menaçait de faire dans toute son existence un vide, qui ne pourrait plus être comblé. Oh ! si elle avait pu dans ce moment le changer en un frère ! qu’elle se serait trouvée heureuse !… Si elle avait osé le marier avec une de ses amies, elle aurait pu espérer de rétablir tout à fait la bonne intelligence entre Albert et lui.

Elle avait passé en revue toutes ses amies, et trouvait à chacune quelque défaut ; elle n’en voyait aucune à qui elle eût donné Werther volontiers.

En faisant toutes’ces réflexions, elle finit par sentir profondément, sans se l’expliquer d’une manière bien claire, que le secret désir, de son cœur était de le garder pour elle, et elle se disait en même temps qu’elle ne pouvait, qu’elle ne devait pas le garder ; son âme pure et belle, jusqu’alors si libre et si courageuse, sentit le poids d’une mélancolie à laquelle est fermée la perspective du bonheur. Son cœur était oppressé, et un sombre nuage couvrait ses yeux.

Le temps se passait, il était six heures et demie, lorsqu’elle entendit Werther monter l’escalier, et reconnut bientôt son pas, sa voix, qui demandait après elle. Oh ! que, pour la première fois, nous pouvons presque le dire, le cœur lui battit à son arrivée ! Elle lui aurait volontiers fait dire qu’elle n’était pas à la maison, et, lorsqu’il entra, elle s’écria, dans une sorte de trouble passionné :

« Vous n’avez pas tenu parole !

— Je n’ai rien promis, répondit-il.

— Vous deviez du moins avoir égard à ma prière, répliqua Charlotte : je vous le demandais pour notre repos à tous deux. »

Elle ne savait trop ce qu’elle disait, tout aussi peu ce qu’elle faisait, lorsqu’elle envoya chercher quelques amies, pour ne pas être seule avec Werther. Il posa sur la table des livres, qu’il