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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/332

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Combien lui était pénible, quoiqu’elle ne pût se l’expliquer alors, le refroidissement survenu entre Albert et Werther ! Ces hommes, si intelligents et si bons, avaient, pour quelques dissentiments secrets, commencé par se renfermer dans un mutuel silence ; chacun songeait à son droit et au tort de l’autre, et les rapports s’étaient brouillés et envenimés, au point qu’il devint impossible de délier le nœud dans le moment critique, duquel tout dépendait. Si une heureuse intimité les avait rapprochés plus tôt ; si l’amitié et l’indulgence s’étaient ranimées chez eux, et avaient ouvert les cœurs, peut-être notre ami pouvait-il encore être sauvé.

Ajoutons à cela une singulière circonstance : Werther, comme nous l’avons appris par ses lettres, n’avait jamais fait un secret du désir qu’il avait de quitter la vie ; Albert l’avait souvent combattu, et Charlotte en avait parlé quelquefois avec son mari ; Albert, qui sentait pour le suicide une aversion décidée, avait fort souvent exprimé, avec une certaine vivacité, tout à fait peu naturelle à son caractère, ses doutes sur la sincérité d’un pareil projet ; il s’était même permis là-dessus quelques plaisanteries, et avait fait partager à Charlotte son incrédulité : elle en était, il est vrai, tranquillisée, quand ses pensées lui présentaient cette funeste image ; mais, d’un autre côté, elle se sentait par là empêchée de communiquer à son mari les inquiétudes qui la tourmentaient dans ce moment.

Albert revint, et Charlotte alla au-devant de lui avec une vivacité embarrassée. Il n’était pas gai : son affaire n’était pas terminée ; il avait trouvé dans le bailli, son voisin, un homme inflexible et minutieux ; les mauvais chemins avaient contribué à lui donner de l’humeur.

Il demanda s’il ne s’était rien passé de nouveau, et Charlotte répondit avec précipitation que Werther était venu la veille au soir. Il demanda s’il était arrivé des lettres : elle répondit qu’il y avait des lettres et des paquets dans sa chambre. Il y passa, et Charlotte resta seule. La présence du mari qu’elle aimait et qu’elle honorait avait fait sur son cœur une impression nouvelle. Le souvenir de sa générosité, de son amour et de sa bonté, lui avait donné plus de calme ; elle sentit un secret désir de le suivre ; elle prit son ouvrage et monta chez lui, comme elle fai-