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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/136

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se venger. Laërtes était là dans son rôle. Il monta, d’un air sérieux, et provoqua l’écuyer au nom du jeune garçon.

«  C’est drôle ! dit l’écuyer. Je ne m’attendais guère ce soir à une pareille bouffonnerie. »

Ils descendirent et Philine les suivit.

«  Mon fils, dit l’écuyer au petit bonhomme, tu es un brave garçon, et je ne refuse pas de me battre avec toi ; mais, comme l’inégalité de nos âges et de nos forces rend la chose un peu extraordinaire, je propose, au lieu d’armes, une paire de fleurets. Nous frotterons les boutons avec de la craie, et celui qui marquera sur l’habit de l’autre la première botte ou le plus grand nombre, sera déclaré vainqueur, et régalé par l’autre du meilleur vin qu’on puisse trouver dans la ville. »

Laërtes décida que cette proposition pouvait être acceptée ; Frédéric lui obéit comme à son maître. On apporta les fleurets ; Philine s’assit, prit son tricot, et observa les deux champions avec une grande tranquillité.

L’écuyer, qui maniait fort bien le fleuret, fut assez complaisant pour ménager son adversaire, et laisser marquer son habit de quelques taches de craie ; sur quoi ils s’embrassèrent et l’on apporta le vin. L’écuyer désira connaître la naissance et l’histoire de Frédéric : le jeune garçon lui fit un conte, qu’il avait souvent répété, et que nous rapporterons une autre fois à nos lecteurs.

Ce duel était pour Wilhelm le dernier trait du tableau de ses propres sentiments : car il ne pouvait se dissimuler qu’il aurai souhaité de tenir le fleuret, et mieux encore une épée, pour se battre avec l’écuyer, quoiqu’il vît bien que cet homme lui était fort supérieur dans l’art de l’escrime. Mais il ne daigna pas adresser un regard à Philine ; il se garda de toute parole qui aurait pu trahir ses sentiments, et, après avoir bu quelques coups à la santé des combattants, il se hâta de regagner sa chambre, où mille pensées désagréables le vinrent assiéger.

Il se rappelait le temps où son esprit s’élevait, d’un essor libre et plein d’espérance ; où il nageait, comme dans son élément, dans les plus vives et les plus diverses jouissances. Il se voyait tombé dans une oisiveté sans but, où il ne goûtait qu’à peine,