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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/210

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206 LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

moi-même, en quelque sorte, du poids de cette profonde mélancolie, et en cherchant à suivre, sous ce fardeau, mon modèle, à travers l’étrange dédale de ses caprices et de ses bizarreries sans nombre. C’est ainsi que j’apprenais, ainsi que je répétais mon rôle, et je croyais m’identifier par degrés avec mon héros.

« Mais plus j’avançais, plus la conception de l’ensemble me devenait difficile, et enfin elle me parut presque impossible à saisir. Je relus la pièce d’un bout à l’autre, et, même alors, bien des choses me choquèrent. Tantôt les caractères, tantôt l’expression, semblaient se contredire, et je commençais à désespérer de trouver le ton que je pourrais donner à l’ensemble de mon rôle, avec toutes ses déviations et ses nuances. Je me fatiguai longtemps en vain dans ce labyrinthe, mais enfin j’espérai approcher de mon but par un tout autre chemin.

« Je recherchai toutes les traces qui se montraient du caractère d’Hamlet dans sa première jeunesse, avant la mort de son père ; j’observai ce qu’avait été ce jeune homme, si digne d’intérêt, indépendamment de cette catastrophe et des affreuses aventures qui la suivirent, et ce qu’il serait peut-être devenu sans elles. Avec sa noble et tendre nature, la royale fleur croissait sous l’influence immédiate de la majesté suprême ; l’idée du droit et de la dignité souveraine, le sentiment de ce qui est bon et bienséant, se développaient en lui avec la conscience de son auguste origine. Il était prince, prince légitime, et désirait de régner, uniquement pour que l’homme de bien ne fût pas empêché d’être bon. Son extérieur agréable, ses mœurs pures, son obligeance, devaient en faire le modèle de la jeunesse et les délices du monde.

Sans aucune passion dominante, son amour pour Ophélie était un secret pressentiment de tendres besoins ; son ardeur pour les exercices chevaleresques n’était pas entièrement naturelle il fallait plutôt qu’elle fût aiguillonnée et soutenue par les éloges donnés à des rivaux. Comme il avait le cœur pur, il discernait les bons ; il savait apprécier le repos que trouve une âme sincère à s’épancher dans le sein d’un ami. Il avait appris, jusqu’à un certain point, à connaître, à estimer le bon et le beau dans les arts et les sciences ; l’absurde lui répugnait, et, si la haine pouvait germer dans son âme tendre, ce n’était qu’autant