304 LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE r~
faites pas tant d’embarras ! Les convives qui se lèvent de table ont ensuite quelque chose à redire sur chaque plat même. a les entendre parler chez eux, il leur semble à peine concevable qu’ils aient pu souffrir un pareil supplice.
Permettez, ma belle enfant, répondit Wilhelm, que je m’empare de votre comparaison. Songez à tout ce que la nature et l’art, le commerce, les métiers, l’industrie, doivent fournir ensemble pour arriver à servir un festin Que d’années le cerf doit passer dans la forêt, le poisson dans la mer ou la rivière, jusqu’à ce qu’il soit digne de figurer sur notre table ! Et la mënagère et la cuisinière, que n’ont-elles pas à faire dans la cuisine Avec quelle insouciance on avale, au dessert, le labeur du vigneron lointain, du navigateur, du sommelier, comme une chose toute simple ! Est-ce une raison pour que tous ces hommes cessent de travailler, de produire et de préparer ? Le maître de maison ne devrait-il plus rassembler, conserver soigneusement toutes ces choses, parce qu’enfin la jouissance ne sera que passagère ? Mais il n’en est point qui le soit car l’impression que la jouissance laisse est durable, et ce qu’on fait avec soin et travail communique au spectateur lui-même une force secrète, dont les effets sont d’une étendue incalculable.
Tout cela m’est égal, répondit Philine je ne fais qu’apprendre ici, une fois de plus, que les hommes sont toujours en contradiction avec eux-mêmes. Avec tous vos scrupules pour éviter de mutiler votre grand poëte, vous écartez cependant la plus belle pensée de la pièce.
La plus belle ! s’écria Wilhelm.
Assurément, la plus belle, et Hamlet lui-même en est assez fier.
Quelle est cette pensée ? dit Serlo.
Si vous aviez une perruque, reprit la jeune fille, je vous l’ôterais très-délicatement, car il semble nécessaire qu’on vous ouvre l’esprit. »
Toute la compagnie rêvait sur ce propos, et la conversation était suspendue. On s’était levé, il était tard, on semblait disposé à se séparer. Pendant ce moment d’irrésolution, Philine se mit à chanter les strophes suivantes, sur un air trèsagréable