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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/360

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356 LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

Malgré toute mon inclination pour lui, je savais que Narcisse n’était pas un homme avec qui l’on pût agir sans détour. Je sus me posséder, et je l’adressai à mon père, dont le consentement ne lui paraissait pas douteux. Il insistait pour avoir le mien sur-le-champ. Je finis par le donner, en réservant l’approbation de mon père et de ma mère. Il se déclara auprès d’eux formellement ils témoignèrent leur satisfaction ; on se donna parole, sur l’espérance, qui semblait prochaine, d’un nouvel avancement. Les sœurs et les tantes en furent informées, et le secret leur fut sévèrement recommandé.

L’amant était devenu fiancé, et la différence de l’un à l’autre me parut bien grande. Si quelqu’un pouvait changer en fiancés les amants de toutes les jeunes filles bien nées, ce serait un grand avantage pour notre sexe, même quand le mariage ne devrait pas s’ensuivre. L’amour n’en diminue pas, mais il devient plus raisonnable. Mille petites folies, toute coquetterie, tout caprice, disparaissent. Si le fiancé nous déclare que nous lui plaisons mieux en bonnet du matin que sous la plus belle coiffure, aussitôt une fille sage devient indifférente à la coiffure ; et c’est une chose toute naturelle, qu’il en vienne à penser lui-même solidement, et qu’il désire se former une mère de famille pour lui, plutôt qu’une poupée pour le monde. Et voilà comme tout se passe. Si la jeune fille a le bonheur que son fiancé soit un homme sage et instruit, elle en apprend plus que les colléges et les voyages n’en peuvent enseigner. Non-seulement elle reçoit volontiers toute l’instruction qu’il lui donne, mais elle cherche à s’avancer toujours davantage sur cette voie. L’amour fait beaucoup de choses impossibles ; enfin la femme s’accoutume aussitôt à la soumission, si nécessaire et si convenable a son sexe. Le fiancé ne domine pas comme le mari ; il prie, et son amante cherche à le deviner, afin de le satisfaire avant même qu’il ait prié.

C’est ainsi que l’expérience m’a donné des lumières d’un prix inestimable. J’étais heureuse, vraiment heureuse, comme on peut l’être dans ce monde, c’est-à-dire pour peu de temps. Un été se passa au milieu de ces joies paisibles. Narcisse ne me donna pas le moindre sujet de plainte. Il m’était toujours plus cher ; j’étais à lui de toute mon âme ; il le savait bien et il