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358 LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

rie, je lui répondais par un sourire, le premier peut-être qui m’eût échappé de toute la soirée. Il en était de même à la promenade et dans tous les plaisirs de société.

« Je l’avais choisi entre tous je croyais être née pour lui seul ; je ne demandais que son amour. g

J’étais donc souvent solitaire dans les assemblées, et la complète solitude me plaisait beaucoup mieux. Mais mon esprit actif ne pouvait ni dormir ni rêver ; je sentais et je pensais, et j’acquis peu à peu la faculté de parler à Dieu de mes pensées et de mes sentiments. Alors il s’en développa d’autres dans mon âme, qui ne contredisaient pas les premiers ; car mon amour pour Narcisse était conforme au plan général de la création, et n’était en aucun point opposé à mes devoirs. Ces deux amours ne se contredisaient point, et pourtant il y avait entre eux une diftérence infinie Narcisse était l’image unique qui flottait devant mes yeux, à laquelle se rapportait tout mon amour ; mais l’autre sentiment ne se rapportait à aucune image, et il était d’une ineffable douceur. Je ne le sens plus, et il n’est pas en mon pouvoir de le faire renaître.

Mon amant, qui connaissait d’ailleurs tous mes secrets, ne savait rien de celui-là. Je remarquai bientôt que ses idées étaient différentes. Il me prétait souvent des livres qui attaquaient, avec des armes pesantes ou légères, ce qu’on peut appeler les relations avec l’invisible. Je lisais ces livres, parce qu’ils venaient de Narcisse, et ne savais pas, a la fin, un mot de ce qu’ils renfermaient.

Nous avions aussi quelques débats sur les sciences et les lettres. Il faisait comme tous les hommes, il se moquait des femmes savantes, et ne cessait de m’instruire. Il avait coutume de s’entretenir avec moi sur tous les sujets, excepté la jurisprudence, et, en m’apportant des livres de toute espèce, il me répétait souvent la grave leçon, qu’une femme doit tenir son savoir plus caché qu’un calviniste sa croyance en pays catholique ; et, comme réellement je savais, d’une manière toute naturelle, ne point me montrer devant le monde plus habile et plus instruite qu’autrefois, c’était lui, dans l’occasion, qui cédait le premier à la vanité et parlait de mes mérites.

Un célèbre étranger, fort considéré pour son influence, ses