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364 LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

s’applaudissait de voir ses vœux secrets comblés par sa fille. Ma plus jeune sœur parut se ranger de mon côté ; la seconde resta attentive et silencieuse. Ce fut ma tante qui fit le plus d’objections. Les arguments qu’elle présenta lui semblaient irréfutables, et ils l’étaient en effet par leur extrême vulgarité. Je fus enfin obligée de lui représenter que, sous aucun rapport, elle n’avait a donner son avis dans cette circonstance ; et elle ne laissa paraître que rarement qu’elle persistait dans sa manière de voir. Elle était d’ailleurs la seule qui vît la chose de près sans être aucunement touchée. Je ne la juge pas avec trop de sévérité, en disant qu’elle manquait de sentiment et avait l’esprit le plus borné.

Mon père se conduisit d’une manière tout à -fait conforme à son caractère. Il me parla avec peu de détail, mais fort souvent, de cette affaire ses raisonnements étaient sages, et, à son point de vue, sans réplique. Le profond sentiment de mon droit me donna seul la force de disputer contre lui. Mais bientôt la scène changea je dus en appeler à son cœur. Pressée par sa raison, je m’abandonnai aux épanchements les plus tendres je donnai un libre cours à mes paroles et à mes larmes ; je lui laissai voir à quel point j’aimais Narcisse, et quelle contrainte je m’étais imposée depuis deux ans ; combien j’étais assurée que ma conduite était bonne ; que j’étais prête à sceller cette conviction par la perte du fiancé que j’aimais et d’une félicité apparente, et même, s’il était nécessaire, par celle de ma fortune ; que j’aimerais mieux quitter ma patrie, mes parents et mes amis, et gagner mon pain en pays étranger, que d’agir contre mes principes. Mon père cacha son émotion, garda quelque temps le silence, et se déclara enfin ouvertement pour moi.

Dès lors Narcisse évita notre maison, et mon père se retira de la société hebdomadaire dans laquelle il le rencontrait. La chose fit sensation à la cour et à la ville. On en parla, comme il arrive dans les cas de ce genre, dont le public a coutume de s’occuper vivement, parce qu’on lui a laissé prendre l’habitude d’exercer quelque influence sur les résolutions des faibles esprits. Je connaissais assez le monde, et savais que les gens nous blâment souvent de faire les choses mêmes auxquelles on s’est laissé entraîner par leurs conseils au reste, avec mes dispositions morales,