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DE WILHELM MEISTER. 483

tout savoir il le tourmentait souvent de questions, et le portait s’enquérir de choses auxquelles il avait fait jusque-la peu d’attention. Le désir naturel d’apprendre l’origine et la fin des êtres se montra aussi de bonne heure chez l’enfant. Quand il demandait d’où vient le vent et où s’en va la flamme, le père sentait vivement les bornes de son esprit ; il désirait connaître jusqu’où l’homme peut s’élever par la pensée, et les choses dont il peut espérer de rendre compte à lui-même et aux autres. La colère de l’enfant, lorsqu’il voyait un être vivant victime d’une injustice, causait au père une vive joie, comme étant la marque d’un bon cœur. Un jour, il vit Félix battre de toutes ses forces la cuisinière, qui avait tué quelques pigeons mais il fut bien désenchanté, lorsqu’une autre fois il trouva son fils assommant sans pitié des grenouilles et déchirant des papillons. Ce trait le fit songer à tant d’hommes, qui semblent parfaitement justes, lorsque la passion ne les possède pas, et qu’ils observent les actions des autres.

II aimait à sentir quelle heureuse et réelle influence Félix exerçait sur lui mais sa joie fut un moment troublée, lorsqu’il vint à songer que l’enfant faisait l’éducation du père plus que le père celle de l’enfant. Wilhelm n’avait rien à reprendre chez son fils ; il n’était pas en état de lui donner une direction que l’enfant n’avait pas prise de son chef, et même les mauvaises habitudes contre lesquelles Aurélie avait tant travaillé, s’étaient toutes remontrées de plus belle après la mort de cette amie. Félix continuait à laisser les portes ouvertes à ne pas manger ce qu’on servait sur son assiette, et il n’était jamais plus satisfait que lorsqu’on souffrait qu’il prît les morceaux dans le plat, et qu’il laissât son verre plein pour boire à la bouteille. Il était délicieux aussi, lorsqu’il se mettait dans un coin, un livre à la main, et disait bien sérieusement II faut que j’étudie ma leçon, quoiqu’il fût loin encore de connaître les lettres et do vouloir les apprendre.

Quand Wilhelm considérait le peu qu’il avait fait jusqu’alors pour son enfant, le peu qu’il était capable de faire, il était pris d’une inquiétude assez forte pour contre-balancer tout son bonheur.

Sommes nous donc si égoïstes, nous autres hommes, se di