Aller au contenu

Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/563

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

DE WILHELM MEISTER. 559

avec le confesseur de notre famille, vieillard vénérable, auquel nous découvrîmes le double dessein de notre frère, en le priant de conduire l’affaire et de la mener à bien. Contre sa coutume, il hésitait, et, lorsqu’enfin Augustin revint à la charge, et que nous recommandâmes plus vivement l’affaire au prêtre, il dut se résoudre à nous découvrir un étrange mystère.

Spérata était notre sœur, notre sœur de père et de mère. L’époux, déjà vieux, avait cédé à l’empire des sens, et usé de ses droits, à un âge où ils semblent abolis. Une aventure pareille avait égayé le pays peu de temps auparavant, et notre père, pour ne pas s’exposer à son tour au ridicule, résolut de cacher ce fruit tardif d’un amour légitime, avec autant de soin qu’on a coutume de cacher les fruits accidentels et trop hâtifs de la passion. Notre mère accoucha secrètement ; l’enfant fut emporté a la campagne, et le vieil ami de la maison, qui, avec le confesseur, était seul dans le secret, se laissa aisément persuader de produire l’enfant comme étant sa fille. Le confesseur s’était seulement réservé le droit de découvrir le secret, en cas de nécessité absolue. Notre père était mort ; la jeune fille vivait sous la surveillance d’une vieille femme. Nous savions que le chant et la musique avaient ouvert à notre frère la porte de la maison ; et, comme il nous pressait toujours davantage de rompre ses premiers liens, pour en former de nouveaux, il fut nécessaire de l’instruire, aussitôt que possible, du danger qu’il courait. Il jeta sur nous des regards de fureur et de mépris. Gardez, s’écria-t-il, vos contes invraisemblables pour les enfants et les sots crédules. Vous n’arracherez pas Spérata de mon cœur. Elle est à moi. Désavouez sur-le-champ votre horrible fantôme, qui ne ferait que me torturer inutilement. Spérata n’est pas ma sœur, elle est ma femme

Il nous apprit, avec ravissement, comme cette fille céleste l’avait tiré de son isolement, contraire au vœu de la nature, et l’avait introduit dans la vie véritable ; comme les deux cœurs étaient à l’unisson, ainsi que les deux voix, et comme il bénissait toutes ses souffrances et tous ses égarements, parce qu’ils l’avaient tenu jusqu’alors éloigné de tout le sexe, et qu’il pouvait maintenant se donner tout entier la plus aimable des femmes.