Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VII.djvu/286

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agréable, d’aussi propre à élever l’esprit et le cœur. Cependant cette jouissance devait s’accroître encore et parvenir au comble, lorsqu’un homme de taille colossale monta l’escalier d’un pas ferme et pesant, qu’avec la meilleure volonté du monde il avait de la peine à modérer. Il entra dans la salle et déposa dans un coin des crochets pesamment chargés ; ensuite il s’assit sur un banc, que l’on entendit craquer, ce qui fit rire les autres, toutefois sans interrompre leur chant. Mais Wilhelm fut bien étonné lorsque, avec une formidable voix de basse-taille, ce fils d’Énac1 se mit à chanter aussi. La salle tremblait, et l’on s’aperçut qu’il avait changé aussitôt le refrain dans sa partie, et qu’il chantait :

’ Dans la vie, garde-toi de rien différer ; que ta vie soit l’action, l’action sans cesse. »

On put aussi remarquer bientôt qu’il ralentissait le mouvement, et obligeait les autres chanteurs de s’y conformer. Lorsqu’enfin ils cessèrent, après avoir goûté tout le plaisir qu’ils voulurent, les premiers reprochèrent à leur camarade de s’être appliqué à les troubler.

« Point du tout, répliqua-t-il ; c’est vous qui vouliez me troubler : vous vouliez me faire sortir de mon allure, qui doit être ferme et mesurée, quand j’ai à gravir ou à descendre les montagnes avec mon fardeau, pour arriver enfin à l’heure fixée et vous satisfaire. »

Ils entrèrent ensuite l’un après l’autre chez l’administrateur, et Wilhelm put observer qu’il s’agissait de règlement de comptes, sur quoi il n’osa pas demander d’explications. Dans l’intervalle, deux beaux jeunes garçons, à l’air éveillé, vinrent préparer vivement la table : ils servirent, sans prodigalité, des vivres et du vin ; puis l’administrateur, sortant de son cabinet, invita tout le monde à s’asseoir avec lui. Les jeunes garçons servirent les convives, mais sans s’oublier eux-mêmes, et ils mangèrent leur part debout. Wilhelm se rappela des scènes pareilles du temps qu’il vivait chez les comédiens ; cependant la société au milieu de laquelle il se trouvait alors lui paraissait beaucoup plus grave, ayant pour objet, non le badinage et l’apparence, mais un séîieux emploi de la vie.


I. Géant, dont il est parlé dans les livres de Moïse. Nombres, chap. Xjii.