Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VII.djvu/434

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tenait compagnie. Le cousin Charles, avec un vieil ecclésiastique, ami de la famille, et qui lui était devenu dès longtemps indispensable, occupait une autre voiture, où se trouvaient encore une jeune et une vieille parentes. Les valets et les femmes de chambre suivaient dans un cabriolet, et quelques fourgons pesamment chargés, qu’il fallut laisser en arrière à plus d’un relais, fermaient la marche.

Toute la société avait, on le comprend, quitté à regret son domicile ; mais le cousin Charles abandonnait surtout à contrecœur la rive droite du Rhin : non pas qu’il y eût laissé une amante, comme on aurait pu le supposer, à voir sa jeunesse, sa bonne mine et son caractère passionné ; mais il s’était laissé séduire par la beauté éblouissante qui, sous le nom de liberté, avait su se faire tant d’adorateurs, d’abord secrets, puis déclarés, et qui, si mal qu’elle traitât les uns, était vivement honorée par les autres.

Comme les amants sont d’ordinaire aveuglés parleur passion, il en fut de même du cousin Charles. Ils désirent la possession d’un bien unique, et s’imaginent qu’ils peuvent se passer de tout le reste ; le rang, la fortune, tous les avantages semblent se réduire à rien, tandis que le bien souhaité devient la chose unique, devient tout ; parents, proches, amis, sont oubliés, parce qu’on s’approprie une chose qui comble le désir et rend tout le reste étranger.

Le cousin Charles s’abandonnait à l’ardeur de sa passion, et n’en faisait pas mystère dans ses discours. 11 croyait pouvoir se livrer à ces sentiments avec d’autant plus de liberté qu’il était lui-même gentilhomme, et, quoique deuxième fils, avait l’expectative d’une fortune considérable. Ces mêmes biens, qui lui devaient échoir un jour, étaient alors dans les mains de l’ennemi, qui ne les ménageait guère. Néanmoins Charles ne pouvait considérer en ennemie une nation qui promettait au monde tant d’avantages, et dont il jugeait les sentiments par les discours et les déclarations de quelques citoyens. Il troublait d’ordinaire la joie que la société pouvait goûter encore, par l’éloge sans mesure de ce qui se faisait de mauvais ou de bon chez les Français, par le plaisir qu’il témoignait hautement de leurs progrès, ce qui choquait d’autant plus les exilés, que leurs souf-