Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/101

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quelques petits détails, il bouleversa, dans le cours de la conversation, toute la pièce, de sorte qu’il n’en resta pas pierre sur pierre. Il effaçait, il ajoutait, retranchait un personnage, en substituait un autre ; bref, il procédait avec le caprice le plus extravagant du monde, au point de me faire dresser les cheveux. Dans mon préjugé, qu’après tout il devait s’y connaître, je le laissais faire, car il m’avait déjà entretenu si souvent des trois unités d’Aristote, de la régularité du théâtre français, de la vraisemblance, de l’harmonie des vers et de tout le reste, que je devais le croire non-seulement bien instruit, mais aussi bien fondé. Il déclamait contre les Anglais, il méprisait les Allemands ; en un mot, il me débita toute la litanie dramaturgique que je devais entendre répéter si souvent dans le cours de ma vie. Comme le jeune garçon de la fable, je rapportai chez moi ma création mutilée, et je cherchai à la rétablir, mais en vain. Cependant, comme je ne voulais pas y renoncer tout à fait, je remis à notre secrétaire mon premier manuscrit, après y avoir fait un petit nombre de changements, et je le chargeai d’en faire une belle copie, que je présentai à mon père. J’y gagnai du moins qu’il me laissa quelque temps souper tranquille à la sortie du spectacle.

Cette tentative malheureuse m’avait fait réfléchir, et ces théories, ces lois, que chacun invoquait, et que l’impertinence de mon maître présomptueux m’avait particulièrement rendues suspectes, je voulus les étudier directement aux sources, ce qui me fut, non pas difficile, mais pénible. Je lus d’abord le traité de Corneille sur les trois unités, et je vis bien par là ce qu’on voulait ; mais pourquoi l’exigeait-on ? Je ne pouvais absolument le comprendre. Et, ce qu’il y eut de plus fâcheux, je tombai aussitôt dans un plus grand embarras, en apprenant à connaître les débats provoqués par le Cid, et en lisant les préfaces dans lesquelles Corneille et Racine sont obligés de se défendre contre les critiques et le public. Ici je vis du moins de la manière la plus claire que personne ne savait ce qu’il voulait ; qu’une pièce comme le Cid, qui avait produit l’effet le plus admirable, devait, sur l’ordre d’un cardinal tout-puissant, être déclarée mauvaise ; que Racine, l’idole des Français de mon temps, et qui était aussi devenu mon idole (car j’avais appris à le mieux connaître,