Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/202

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jours présent : ce que je dis, je ne saurais le retrouver ; mais, ce qui est certain, c’est que les vagues sentiments, les aspirations immenses de la jeunesse et des peuples incultes conviennent seuls au sublime, qui, pour être éveillé en nous par les objets extérieurs, doit se présenter sans forme ou sous une forme insaisissable et nous environner d’une grandeur à laquelle nous soyons incapables d’atteindre. Cette disposition de l’âme, tous les hommes la ressentent plus ou moins, tout comme ils cherchent à satisfaire de diverses manières ce noble besoin. Mais, de même que le sublime est produit aisément par le crépuscule et la nuit, où les formes se confondent, il est, au contraire, dissipé par le jour, qui distingue et sépare tout, et il doit aussi disparaître à mesure que la civilisation s’avance, s’il n’est pas assez heureux pour se réfugier dans le beau, et entrer avec lui dans une intime union, qui les rend tous deux immortels et indestructibles.

Les courts moments de ces jouissances, mon cher philosophe me les abrégeait encore : mais ce fut en vain que, rentré dans le monde, dans nos brillants et maigres environs, je tâchai de réveiller en moi ce sentiment ; ce n’était pas même sans efforts que j’en conservais le souvenir. Cependant mon cœur était trop séduit pour se pouvoir apaiser : il avait aimé ; l’objet de son amour lui était ravi ; il avait vécu et sa vie était troublée. Un ami, qui laisse voir trop clairement qu’il a dessein de vous former, n’éveille aucun sentiment agréable, tandis qu’une femme, qui vous forme en paraissant vous séduire, est adorée comme une créature céleste qui apporte la joie. Cette figure, sous laquelle l’idée du beau m’était apparue, s’était évanouie dans le lointain ; elle me visitait souvent sous l’ombre de mes chênes, mais je ne pouvais la fixer, et je me sentais entraîné à chercher au loin quelque chose de pareil.

J’avais accoutumé insensiblement mon ami et surveillant, je l’avais même obligé, à me laisser seul ; car, même dans ma forêt sacrée, ces sentiments indéfinis, immenses, ne suffisaient pas à me satisfaire. L’œil était l’organe principal avec lequel j’embrassais le monde. Dès mon enfance, j’avais vécu parmi les peintres, et je m’étais accoutumé à considérer les objets dans