Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/337

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peut-être moins actif. Combien les hommes se réjouissent, quand ils sont délivrés d’un adversaire, d’un gardien seulement ! et le troupeau ne songe pas que, si les dogues viennent à nianquer, il est exposé aux loups.

Chaque ville doit avoir sa tragédie, qui répand la terreur de génération en génération : c’est ainsi qu’on parlait souvent à Strasbourg du malheureux préteur Klinglin, qui, après être parvenu au comble de la félicité terrestre, avoir gouverné, avec une autorité presque illimitée, la ville et le pays, avoir goûté toutes les jouissances que peuvent donner l’opulence, le rang et l’autorité, perdit enfin la faveur de la cour, dut rendre compte de tout ce qu’on lui avait passé jusqu’alors, et fut même jeté en prison, où il mourut d’une mort suspecte, à l’âge de plus de soixante et dix ans. Cette histoire, et d’autres encore, notre chevalier de Saint-Louis savait les raconter d’une manière vive et animée : c’est pourquoi je l’accompagnais volontiers à la promenade, tandis que les autres esquivaient ses invitations et me laissaient seul avec lui. Quand j’avais fait une nouvelle connaissance, je laissais d’ordinaire passer du temps sans beaucoup étudier la personne ni les effets qu’elle exerçait sur moi : je finis cependant par observer peu à peu que les récits et les jugements du chevalier me donnaient plus d’inquiétude et de perplexité que d’instruction et de lumières. Je ne pouvais comprendre où j’en étais avec lui, et pourtant j’aurais dû deviner l’énigme aisément. Il était de ces gens, si nombreux, à qui la vie ne donne aucun résultat, et qui, par conséquent, se tourmentent sans cesse en détail. Malheureusement, il avait d’ailleurs un goût décidé, une passion même, pour la méditation, sans être fait pour la pensée. Chez de tels hommes, il s’établit aisément une certaine idée, qu’on peut regarder comme une maladie de l’esprit, Lui aussi, il revenait toujours à une idée fixe, et, à la longue, il en devenait très-fatigant. Il se plaignait, en effet, avec amertume de l’affaiblissement de sa mémoire, surtout pour les événements les plus rapprochés, et, après une série de raisonnements à sa manière, il affirmait que toutes les vertus viennent d’une bonne mémoire et tous les vices de l’oubli. Il savait soutenir cette thèse avec beaucoup de subtilité, comme on peut tout soutenir quand on se permet d’employer les termes d’une manière tout à