Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/338

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fait vague, dans un sens tour à tour large ou restreint, voisin ou éloigné.

Les premières fois, on l’écoutait avec plaisir, et sa faconde excitait l’étonnement. On croyait se trouver en présence d’un sophiste éloquent, qui, par forme de badinage ou d’exercice, sait donner une apparence aux choses les plus singulières. Par malheur, cette première impression s’émoussait bientôt. Car, à la fin de chaque entretien, notre homme revenait au même thème, en dépit de toutes mes précautions. On ne pouvait l’arrêter aux événements anciens, qui pourtant l’intéressaient lui-même, et dont les plus petites circonstances lui étaient présentes : le plus souvent, au contraire, un menu détail l’arrachait à un récit d’histoire générale, et il allait se heurter à sa fatale pensée favorite. Une de nos promenades de l’après-midi fut surtout malheureuse sous ce rapport. Je vais la rapporter, pour qu’elle tienne lieu de ses pareilles, qui pourraient fatiguer et même attrister le lecteur.

En traversant la ville, nous rencontrâmes une vieille mendiante, qui le troubla dans son récit par ses prières et ses importunités. « Va-t’en, vieille sorcière ! » dit-il, et il passa outre. Elle lui répliqua par le proverbe connu, en le changeant toutefois un peu, car elle voyait bien que le bourru était vieux lui-même. « Si tu ne voulais pas devenir vieux, il fallait te faire pendre dans ta jeunesse. » Il se retourna vivement, et je craignais une scène. « Me faire pendre ! s’écria-t-il, me faire pendre ! Non, cela n’aurait pas été ; j’étais pour cela un trop brave garçon ; mais me pendre, me pendre moi-même, c’est vrai, j’aurais dû le faire ; j’aurais dû faire pour moi la dépense d’un coup de pistolet, pour ne pas voir le temps où je ne la vaudrais plus. » La femme était là comme pétrifiée. Il poursuivit : « Tu as dit une grande vérité, vieille sorcière ; et, puisqu’on ne t’a encore ni noyée ni brûlée, ton petit proverbe recevra sa récompense. » Il lui donna un busel, aumône à laquelle les mendiants n’étaient pas accoutumés. Nous venions de passer le premier pont du Rhin ; nous gagnions l’auberge où nous avions le projet d’entrer, et je cherchais à ramener le chevalier à notre premier entretien, quand tout à coup une jeune fille très-jolie vint à notre rencontre, s’arrêta devant nous, fit une agréable révé-