Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/519

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empruntés à la plus aimée. Le public curieux put donc découvrir des ressemblances avec plusieurs dames, et ce n’était pas non plus pour les dames une chose indifférente de passer pour la véritable. Toutes ces Charlottes me causèrent des tourments infinis ; quiconque me rencontrait m’exprimait le désir de savoir tout de bon où demeurait la véritable. Je cherchais à me tirer d’affaire comme Nathan avec les trois anneaux : expédient qui peut convenir à des natures élevées, mais qui ne saurait contenter le public lisant et crédule. J’espérais être délivré au bout de quelque temps de ces recherches importunes, mais elles m’ont poursuivi pendant toute ma vie. Je tâchai de leur échapper en voyage par l’incognito, et cette ressource me fut encore enlevée insensiblement. Si donc l’auteur de cet opuscule a fait quelque chose de nuisible et de criminel, il en a été suffisamment et même trop sévèrement puni par ces inévitables importunités.

Tourmenté de la sorte, je reconnus trop bien que les auteurs et le public sont séparés par un immense abîme, dont on n’a heureusement de part et d’autre aucune idée. Aussi avais-je senti depuis longtemps combien toutes les préfaces sont inutiles. En effet, plus on croit rendre clair son dessein, plus on donne lieu a la confusion. En outre, un auteur a beau répondre, le public continuera toujours de lui adresser les réclamations qu’il a déjà essayé d’écarter. J’appris aussi de bonne heure à connaître une singularité des lecteurs, voisine de celle-là, et qui nous cause une surprise comique, surtout chez les lecteurs qui font imprimer leurs jugements. Ils se figurent, en effet, qu’en publiant quelque chose, on devient leur débiteur, et qu’on reste toujours fort au-de-sous de ce qu’ils voulaient et désiraient, bien qu’un moment plus tôt, avant qu’ils eussent vu notre ouvrage, ils n’eussent pas l’idée qu’il existât ou qu’il put exister quelque chose de pareil. Tout cela mis à part, le meilleur ou le pire fut que chacun voulut savoir ce qu’était ce jeune et singulier auteur qui s’était produit d’une manière si inattendue et si hardie. On demanda à le voir, à lui parler ; même au loin, on voulut savoir quelque chose de lui, et il se vit ainsi l’objet d’un empressement marqué, tantôt agréable, tantôt incommode, mais toujours fait pour le distraire ; car il avait de-