Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/571

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naissant et sérieux, je ne puis pas même dire qu’il fût vain. Nous abusons trop souvent de ce mot en Allemagne : car, à proprement parier, il emporte avec lui l’idée de frivolité, et l’on ne désigne par là équitablement que l’homme qui ne peut dissimuler le plaisir qu’il prend à sa nullité, la satisfaction que lui donne sa stérile existence. Chez Zimmermann, c’était justement le contraire : il avait un grand mérite et n’avait aucune satisfaction intérieure. Or celui qui ne peut jouir en silence de ses dons naturels, celui qui, en les employant, ne sait pas trouver en lui-même sa récompense, mais qui attend, qui espère, que les autres apprécieront ses travaux et leur rendront pleine justice, celui-là se trouve dans une fâcheuse position, car on sait trop bien que les hommes dispensent leur approbation avec une grande parcimonie, qu’ils amoindrissent la louange, et, si la chose est tant soit peu faisable, la convertissent en blâme. Celui qui se présente au public sans être préparé à ces choses ne doit attendre que des chagrins. En effet, lors même qu’il ne surestime pas ce qu’il a produit, il l’estime dû-moins sans condition ; et toute approbation que nous accorde le monde sera conditionnelle. En outre, la louange et l’approbation supposent la réceptivité, comme tout autre plaisir. Qu’on applique ces réflexions à Zimmermann et, cette fois encore, on avouera qu’un homme ne peut obtenir ce qu’il n’apporte pas avec lui.

Si l’on ne veut pas admettre ces excuses, nous aurons bien plus de peine encore à justifier d’un autre défaut cet homme remarquable, parce que ce défaut troublait et même détruisait le bonheur d’autrui. Je veux parler de sa conduite envers ses enfants. Sa fille, qui voyageait avec lui, était restée chez nous pendant qu’il parcourait les environs. Elle pouvait avoir seize ans. Elle était svelte et bien faite, mais sans grâce ; sa figure régulière eût été agréable, si l’on avait pu y découvrir un trait de sensibilité ; elle paraissait constamment immobile comme une statue ; elle parlait rarement, jamais en présence de son père. Mais à peine se fut-elle trouvée seule quelques jours avec ma mère, et eut-elle reçu l’impression de celle nature aimante, sereine et sympathique, qu’elle se jeta à ses pieds, lui ouvrit son cœur, et, toute baignée de larmes, la supplia de la garder chez elle. Elle déclarait, avec l’accent de la passion, qu’elle resterait chez nous comme servante, comme esclave, pour ne pas retourner chez son père, dont la dureté et la tyrannie passaient toute idée. Son frère en avait perdu la raison. Elle s’était jusque-là résignée à son sort, parce qu’elle avait cru qu’il n’en allait pas autrement ou pas beaucoup mieux dans chaque famille ; mais, après s’être vu traitée avec tant de bonté, de grâce et d’indulgence, sa situation deviendrait pour elle un enfer. Ma mère était très-émue quand elle me rapporta une effusion si touchante ; sa compassion alla même au point de me laisser voir assez clairement qu’elle garderait volontiers la jeune fille chez elle, si je pouvais me résoudre à l’épouser. « Si elle était orpheline, répliquai-je, on pourrait y songer et en parler ; mais Dieu me préserve d’un beau-père qui se montre un pareil père ! » Ma mère se donna encore beaucoup de peine pour la pauvre enfant, qui n’en fut que plus malheureuse. On recourut enfin à l’expédient de la mettre en pension. Au reste, elle ne vécut pas longtemps.

J’aurais à peine mentionné cette blâmable singularité d’un homme de si