Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/58

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donnèrent à la petite de m’offrir quelques rafraîchissements en attendant le souper. Véritablement, j’avais oublié qu’il y eût au monde autre chose hors de ce paradis. Alerte me ramena aussitôt dans le corridor par où j’étais entré. Il conduisait à deux chambres bien arrangées : dans l’une, qui était celle d’Alerte, elle me servit des oranges, des figues, des pèches et des raisins, et je mangeai, de grand appétit, aussi bien les fruits des pays étrangers que ceux dont la saison n’était pas encore venue. Il y avait des sucreries en abondance. Elle remplit aussi d’un vin pétillant une coupe de cristal poli ; mais je n’avais pas besoin de boire : les fruits m’avaient suffisamment rafraîchi. « À présent nous allons jouer, » dit-elle, et elle me conduisit dans l’autre chambre. On eût dit une foire de Noël : mais on ne vit jamais dans une de ces boutiques de fête des choses aussi précieuses et aussi délicates. Il s’y trouvait toutes sortes de poupées, avec leurs toilettes et leurs ameublements, des cuisines, des chambres, des boutiques et des jouets sans nombre. Alerte me promena devant toutes les armoires vitrées, qui renfermaient les ouvrages les plus ingénieux. Mais elle referma bien vite les premières armoires en disant : « Cela n’est pas fait pour vous, je le sais bien. Nous pourrions, ajouta-t-elle, trouver ici des matériaux, des murs et des tours, des maisons, des palais, des églises, pour bâtir une grande ville, mais cela ne m’amuse pas : nous prendrons autre chose, qui nous divertisse également tous les deux. »

Là-dessus elle tira des armoires quelques boites, dans lesquelles je vis empilée une petite armée, et je dus avouer sur-le-champ que je n’avais jamais rien vu de si beau. Alerte ne me laissa pas le temps de le considérer en détail ; elle prit une botte sous le bras et je m’emparai d’une autre. « Allons sur le pont d’or, dit-elle, c’est l’endroit le plus favorable pour jouer aux soldats. Les lances indiquent l’ordre dans lequel il faut placer les armées en face l’une de l’autre. » Nous étions arrivés à la place dorée et vacillante ; j’entendais sous moi l’eau ruisseler et les poissons gargouiller, tandis que j’étais à genoux pour ranger mes troupes en bataille. C’étaient tous cavaliers, comme je le vis alors. Alerte se glorifiait d’avoir la reine des Amazones pour chef de son armée de femmes ; de mon côté, je trouvai Achille et une très-imposante cavalerie grecque. Les armées étaient en présence et l’on ne pouvait rien voir de plus beau : ce n’étaient nullement de plats cavaliers de plomb comme les nôtres ; hommes et chevaux avaient les formes arrondies et pleines, et ils étaient du plus fin travail. On avait d’ailleurs peine à comprendre comment ils demeuraient en équilibre, car ils se tenaient debout d’eux-mêmes, sans marchepieds.

Quand nous eûmes contemplé tous deux nos troupes avec une grande satisfaction, Alerte m’annonça l’attaque. Nous avions aussi trouvé de l’artillerie dans nos coffrets : c’étaient des boites pleines de petites boules d’agate bien polies. Elles devaient nous servir à combattre l’un contre l’autre à une certaine distance, mais il était convenu expressément qu’on ne lancerait pas la boule plus fort qu’il n’était nécessaire pour renverser les figures, car il ne fallait en gâter aucune. La canonnade commença de part et d’autre, et d’abord elle agit à notre mutuel contentement. Mais,