Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/59

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quand mon adversaire observa que je visais mieux qu’elle, et que je pourrais bien remporter la victoire, qui devait appartenir à celui dont les soldats resteraient debout en plus grand nombre, elle se rapprocha, et les coups de la petite fille eurent le succès désiré : elle m’abattit une quantité de mes meilleures troupes, et plus je protestais, plus elle jetait ses boules avec acharnement. À la fin cela me fâcha, et je déclarai que je ferais comme elle. En effet je m’approchai ; même, dans ma colère, je lançai mes boules avec beaucoup plus de violence, et je ne tardai guère à faire voler en pièces une couple de ses petites centauresses. Dans sa fougue, elle ne le remarqua pas d’abord ; mais je restai pétrifié, quand je vis les figurines brisées se ressourcer d’elles-mêmes, amazone et cheval reformer un tout, et en même temps prendre vie, se lancer au galop du pont doré sous les tilleuls, et, courant ça et là, se perdre enfin, je ne sais comment, vers la muraille. À peine ma belle ennemie s’en fut-elle aperçue, qu’elle éclata en sanglots et en gémissements, et s’écria que je lui avais causé une perte irréparable, une perte beaucoup plus grande qu’on ne pouvait l’exprimer. Moi, qui étais déjà courroucé, je m’applaudis de lui l’aire quelque peine, et je lançai, avec une aveugle furie, parmi ses troupes quelques agates qui me restaient. Malheureusement j’atteignis la reine, jusqu’alors exceptée dans notre lutte régulière. Elle vola en éclats, et les aides de camp les plus voisines furent aussi brisées : mais elles se reformèrent soudain, prirent la fuite comme les premières, galopèrent gaiement sous les tilleuls, et se perdirent vers le mur.

Mon ennemie m’insulte et m’outrage ; moi, qui étais en train, je me baisse pour ramasser quelques agates qui roulaient le long des piques dorées. Mon désir furieux était de détruire toute son armée ; mais elle, qui ne s’endormait pas, se jette sur moi, et me donne un soufflet dont ma tête résonne. Comme j’avais toujours ouï dire qu’au soufflet d’une jeune fille on répond par un vigoureux baiser, je la prends par les oreilles et l’embrasse trois et quatre fois. Mais elle poussa un cri si perçant, que j’en fus moi-même effrayé. Je la laissai courir et bien m’en prit, car, au même instant, je ne sus ce qui m’arrivait : le sol tremblait et grondait sous moi ; je vis soudain les grilles se remettre en mouvement : mais je n’eus pas le temps de réfléchir et je ne pus appuyer le pied pour fuir. Je craignais à chaque instant de me voir transpercé, car les lances et les pertuisanes, en se dressant, tailladaient déjà mes habits. Bref, je ne sais ce qui m’arriva ; je perdis la vue et l’ouïe, et je revins de mon étourdissement, de ma frayeur, au pied d’un tilleul, contre lequel le grillage m’avait jeté en bondissant.

À mon réveil, ma méchante humeur aussi se réveilla ; et je devins plus furieux encore, lorsque j’entendis les moqueries et les rires de mon ennemie, qui était tombée, sans doute plus doucement que moi, de l’autre côté du canal. Je me levai donc brusquement, et, voyant dispersée autour de moi la petite armée avec Achille, son chef, que le grillage, en se relevant soudain, avait lancé de mon côté, je saisis d’abord le héros et le jetai contre un arbre. Sa résurrection et sa fuite me charmaient doublement, parce qu’un malin plaisir s’unissait au plus joli spectacle du