Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/587

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étroite et enchevêtrée : ma bienveillance générale, et, dès là, le plaisir que je trouvais à me montrer secourable, m’y firent courir sans changer d’habits. On y avait pénétré par la rue de Tous-les-Saints : c’est là que je me rendis. J’y trouvai une foule de gens occupés à porter de l’eau, accourant avec les seaux pleins, revenant avec les seaux vides. Je vis bientôt que, si l’on formait une chaîne, où l’on ferait passer les seaux dans l’un et l’autre sens, le secours serait doublé. Je pris deux seaux pleins et je restai en place ; j’appelai à moi d’autres personnes ; on enleva aux arrivants leur fardeau ; ceux qui revenaient se rangèrent en haie de l’autre côté. La chose fut approuvée ; mes exhortations et mon action personnelle trouvèrent de la faveur, et la chaîne fut bientôt complète et formée, de son origine jusqu’au foyer de l’incendie. Mais, à peine l’entrain avec lequel cela s’était fait eut-il éveillé une disposition joyeuse et, l’on peut dire, folâtre, dans cette machine vivante, qui fonctionnait avec intelligence, que l’espièglerie et la malice se donnèrent un libre champ. De malheureux fugitifs, portant sur le dos leur pauvre petit avoir, une fois arrivés dans la chaîne qui leur ouvrait un passage, ne pouvaient éviter de la parcourir et n’étaient pas épargnés. De malins espiègles les arrosaient, ajoutant le mépris et l’insulte à la misère. Mais des exhortations mesurées et des réprimandes éloquentes, peut-être aussi quelque considération pour mes beaux habits, que je négligeais, firent cesser sur-lechamp ces insolences. Quelques-uns de mes amis, attirés par la curiosité d’observer le sinistre, furent surpris de me voir, en culottes et en bas de soie (on ne s’habillait pas alors autrement), occupé à cette humide besogne. J’en attirai quelques-uns ; les autres riaient et secouaient la tête. Nous tînmes ferme longtemps : car, si plusieurs se retiraient, plusieurs aussi se joignaient à nous ; les curieux se succédaient en grand nombre ; par là, mon innocent exploit fut connu de tout le monde, et ce singulier coup de tête devint l’histoire du jour.

Cette insouciance, avec laquelle je m’abandonnais à un joyeux et bienveillant caprice, inspirée par une heureuse estime de soi-même, que les hommes taxent souvent de vanité, attira l’attention sur notre ami par d’autres excentricités. Un très-rude hiver avait converti le Mein en une plaine de glace. Elle était