Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/590

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils étaient pieux, et, s’ils étaient actifs, ils étaient imprudents et souvent malhabiles : les uns m’étaient inutiles, les autres m’égaraient. En voici, avec détail, un exemple remarquable. Au commencement de 1775, Joung, plus tard surnommé Stilling, nous écrivit du bas Rhin qu’il allait se rendre à Francfort, où il était appelé, comme oculiste, à entreprendre une cure importante. Mes parents et moi, nous fûmes charmés de sa venue, et nous lui offrîmes l’hospitalité. M. de Lersner, homme âgé et respectable, estimé de chacun, pour avoir élevé et dirigé de jeunes princes, et pour avoir observé une sage conduite à la cour et dans ses voyages, souffrait depuis longtemps d’une complète cécité ; mais le désir de la guérison ne pouvait tout à fait s’éteindre en lui. Depuis quelques années, Joung, avec un bon courage et une pieuse hardiesse, avait fait plusieurs fois, dans le bas Rhin, l’opération de la cataracte, et il s’était fait par là une réputation étendue. Son âme candide, son caractère loyal, sa piété pure, lui gagnèrent la confiance générale ; elle s’étendit en remontant le cours du fleuve, grande voie des relations commerciales. M. de Lersner et sa famille, conseillés par un habile médecin, résolurent de faire venir l’heureux oculiste, bien qu’un marchand de Francfort, à qui le traitement avait mal réussi, le leur déconseillât fortement. Mais que prouvait un seul cas malheureux contre un si grand nombre de favorables ! Joung arriva, attiré par un salaire considérable, qu’il n’avait guère obtenu jusqu’alors ; il venait, pour augmenter sa réputation, joyeux et confiant, et nous nous félicitâmes de posséder un si estimable et si paisible convive.

Après diverses précautions médicales, la cataracte fut levée aux deux yeux. Nous étions dans une vive attente. On disait qu’aussitôt après l’opération, le patient avait vu jusqu’à ce que le bandeau lui eût de nouveau dérobé la lumière du jour. Mais on pouvait observer que Joung n’était pas tranquille, et que quelque chose lui pesait sur le cœur. Et en effet, comme je le pressais davantage, il m’avoua qu’il était inquiet du résultat de la cure. D’ordinaire (et je l’avais vu maintes fois à Strasbourg), il semblait qu’il n’y eût rien de plus facile au monde. Et la chose avait réussi cent fois à Stilling. L’incision douloureuse une fois pratiquée, le cristallin opaque s’échappait de lui même à la plus