Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/654

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force qui aurait triomphé de tout. Les deux amants, connaissant leur position, évitaient de se trouver seuls, mais ils ne pouvaient faire autrement que de se rencontrer en société comme à l’ordinaire. Alors m’était imposée une cruelle épreuve, comme le reconnaîtra tout noble cœur, si je m’ex-plique avec quelque détail.

Il faut avouer qu’en général un amant qui forme une nouvelle connaissance, qui s’engage dans de nouveaux liens, tire volontiers le voile sur le passé. L’amour ne s’inquiète pas des antécédents ; comme il se produit par une inspiration soudaine, il ne veut rien savoir ni du passé ni de l’avenir. Il est vrai que mon intimité avec Lili avait précisément commencé par les récits qu’elle m’avait faits de ses premières années, des inclinations et des attachemenls qu’elle avait inspirés dès son enfance, particulièrement aux étrangers qui visitaient leur maison si fréquentée ; du plaisir qu’elle y avait pris, mais sans que cela eût amené aucune suite, aucune liaison. Les vrais amants ne voient dans tout ce qu’ils ont éprouvé antérieurement qu’une préparation à leur félicité présente, une base sur laquelle doit s’élever l’édifice de leur vie. Les amours passés apparaissent comme des fantômes nocturnes, qui s’évanouissent à la naissance du jour. Mais qu’arriva-t-il ? La foire vînt, et l’essaim de ces fantômes parut dans sa réalité. Tous les amis qui avaient des affaires avec cette maison considérable arrivèrent peu à peu, et il fut bientôt manifeste qu’aucun ne voulait ni ne pouvait renoncer tout à fait à un certain goût pour l’aimable fille de la maison. Les plus jeunes, sans être indiscrets, se présentèrent pourtant comme bien connus ; les hommes de moyen âge, avec une politesse affectueuse, comme gens qui pourraient se rendre agréables, et, le cas échéant, élever plus haut leurs prétentions. Il y avait dans le nombre de beaux hommes, avec la joyeuse humeur que donne une solide opulence. Pour les vieux messieurs, ils étaient tout à fait insupportables avec leurs manières d’oncles ; ils ne tenaient pas leurs mains en bride, et, avec leurs odieuses familiarités, ils demandaient même un baiser, auquel la joue n’était pas refusée. Lili savait se prêter à tout cela avec une bienséance naturelle. Mais les conversations elles-mêmes éveillaient plus d’un souvenir inquiétant.