Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/69

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous passâmes encore l’année 1757 dans un complet repos civil, mais une grande agitation régnait dans les esprits. Aucune peut-être ne fut plus féconde en événements. Les victoires, les hauts faits, les malheurs, les retours de fortune se succédaient, s’entre-croisaient et semblaient se détruire ; mais bientôt la figure de Frédéric, son nom, sa gloire, planaient de nouveau sur le monde. L’enthousiasme de ses admirateurs était toujours plus grand et plus vif, la haine de ses ennemis plus amère, et la diversité des vues, qui divisait même les familles, contribua puissamment à isoler davantage encore les bourgeois déjà désunis de diverses manières. Car, dans une ville comme Francfort, où trois religions partagent les habitants en trois classes inégales ; où quelques hommes seulement, tirés de celle qui domine, peuvent parvenir au gouvernement, il doit se trouver bien des personnes riches et instruites qui se replient sur elles-mêmes, et, par l’étude ou par des goûts particuliers, se font une vie indépendante et retirée. Ces personnes, je dois en parler présentement et aussi dans la suite, afin qu’on se puisse représenter ce qui caractérisait à cette époque un bourgeois de Francfort.

Aussitôt qu’il fut revenu de ses voyages, mon père, selon ses propres sentiments, avait eu, pour se préparer au service de la ville, la pensée de remplir un des emplois subalternes, et de le remplir gratuitement, à condition qu’il lui fût conféré sans ballottage. Avec sa manière de voir, avec l’idée qu’il avait de lui-même, dans le sentiment de sa bonne volonté, il croyait mériter une pareille distinction, qui n’était, à vrai dire, autorisée ni par la loi ni par la coutume. Sa demande ayant donc été refusée, il en conçut du dépit et du chagrin ; il jura de n’accepter jamais aucune place, et, pour rendre la chose impossible, il se fit conférer la qualité de conseiller impérial, que le maire et les plus anciens échevins portent comme un titre d’honneur. Par là il s’était rendu l’égal des premiers magistrats, et ne pouvait plus commencer par en bas. Le même motif le porta aussi à rechercher la fille aînée du maire, ce qui l’excluait encore du conseil. Il était donc de ces hommes qui vivent dans la retraite, lesquels ne font jamais, société entre eux ; ils sont aussi isolés les uns à l’égard des autres que vis-à-vis de l’en-