Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/97

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je me suis fait scrupule de clouer mes cartes ! Ils auraient dû être à genoux tout le jour. — Combien ne l’ont-ils pas fait ! — Ils auraient dû implorer pour nous la bénédiction du ciel, aller au-devant des généraux et des officiers avec des témoignages d’honneur et de joie, au-devant des soldats fatigués avec des rafraîchissements. Au lieu de cela, le poison de cet esprit de parti me corrompt les moments de ma vie les plus beaux, les plus heureux, achetés par tant de soucis et de fatigues ! — C’est l’esprit de parti ; mais vous ne ferez que l’accroître par la punition de cet homme. Ceux qui pensent comme lui vous décrieront comme un tyran, comme un barbare ; ils le regarderont comme un martyr, qui a souffert pour la bonne cause ; et même ceux qui pensent autrement, qui sont à présent ses adversaires, ne verront plus en lui que le concitoyen : ils le plaindront, et, tout en vous donnant raison, ils trouveront néanmoins que vous avez agi trop durement. — Je vous ai déjà écouté trop longtemps ; éloignez-vous. — Écoutez donc encore un seul mot ! Songez que ce serait la chose la plus fatale qui pût arriver à cet homme, à cette famille. Vous n’aviez pas lieu d’être fort satisfait de la bonne volonté de monsieur, mais madame a prévenu tous vos désirs, et les enfants vous ont regardé comme leur oncle. D’un seul coup, vous détruirez pour toujours la paix et le bonheur de cette famille. Oui, je puis bien le dire, une bombe qui serait tombée dans la maison n’y aurait pas causé de plus grands ravages. J’ai souvent admiré votre fermeté, monsieur le comte ; cette fois, donnez-moi sujet de vous adorer. Un soldat est vénérable lorsque, dans la maison d’un ennemi, il se regarde comme un hôte. Il n’y a point ici d’ennemi, il n’y a qu’un homme égaré. Gagnez cela sur vous, et vous en recueillerez une gloire immortelle. — Ce serait une chose singulière, reprit le comte avec un sourire. — Non pas, elle serait toute naturelle, répliqua l’interprète. Je n’ai pas envoyé la femme et les enfants à vos pieds, car je sais que ces sortes de scènes vous sont désagréables ; mais je veux vous peindre la reconnaissance de la femme et des enfants, je veux vous les peindre s’entretenant toute leur vie du jour où se donna la bataille de Bergen, et de votre grandeur d’âme en ce jour-là, comme ils sauront le redire à leurs enfants et petits-enfants, et inspirer même aux étrangers leur