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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/104

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deux, dans une alluvion de sable, ombragée de saules ; on alluma un bon feu de cuisine et l’on nous eut bientôt préparé les meilleures lentilles que j’aie jamais mangées et de longues, rouges, exquises pommes de terre ; et lorsque enfin les jambons qui nous venaient des voituriers autrichiens, et qu’on avait soigneusement cachés jusqu’alors, se trouvèrent cuits à point, on eut de quoi réparer ses forces.

Les équipages étaient déjà passés. Alors s’ouvrit une scène aussi triste qu’imposante. L’armée franchit les ponts, infanterie et artillerie ; la cavalerie passa pir un gué ; toutes les figures étaient sombres, les bouches muettes : cela faisait une affreuse impression. Arrivait-il un régiment dans lequel on retrouvait des connaissances, des amis, on accourait, on s’embrassait, on s’entretenait. Et que de questions échangées ! quels gémissements ! quelle humiliation ! Les larmes aussi coulèrent.

Cependant nous nous félicitâmes d’être établis en véritables vivandiers, afin de pouvoir soulager les grands et les petits. Une caisse de tambour d’un piquet posté là servit de table ; puis on apporta des villages voisins des tables et des chaises. Nous fîmes de notre mieux pour nos hôtes de tout genre. Le prince héréditaire et le prince Louis se régalèrent de nos lentilles ; plus d’un général, qui voyait de loin la fumée, s’en approcha. Mais, quelles que fussent nos provisions, qu’était-ce pour tant de monde ? 11 fallut doubler, tripler la dose, et notre réserve diminua. Notre prince aimait à faire part de tout ce qu’il avait, et ses gens suivaient son exemple. Il serait difficile d’énumérer tous les malheureux malades qui furent secourus au passage par le camérier et le cuisinier.

Ainsi se passa tout le jour, et la retraite se développa devant moi, non par échantillon et par figure, mais dans sa complète réalité ; chaque nouvel uniforme renouvelait et multipliait la douleur. Un si affreux spectacle devait avoir un dénoûment digne de lui. On vit s’avancer de loin le Roi, suivi de son étatmajor. Il s’arrêta quelque temps devant-le pont, comme s’il avait voulu se recueillir et se consulter encore une fois ; mais il finit par suivre les siens. Le duc de Brunswick parut aussi à l’autre pont ; il hésita, et il passa.