Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/152

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qui venaient de s’écouler, comme sur un mauvais rêve dont je me réveillerais à l’instant même. Je m’abandonnais aux plus riantes espérances d’une prochaine et douce réunion.

Mais si je dois continuer ces confidences, il me faut choisir une autre forme que celle qui pouvait convenir jusqu’à présent à mon récit. En effet, quand il se passe jour par jour devant nos yeux des choses si remarquables, quand nous souffrons, que nous craignons et n’espérons que timidement avec des milliers d’hommes, le présent a sa valeur décidée, et, exposé pas à pas, il renouvelle le passé en même temps qu’il annonce l’avenir. Mais ce qui se passe dans un cercle d’amis n’est intelligible que par une suite de développements des sentiments intimes ; la réflexion est ici à sa place ; le moment ne parle pas par lui-même ; les souvenirs du passé, les méditations subséquentes, doivent lui servir d’interprète.

Comme je vivais en général d’une manière assez inconsciente, et que je me laissais conduire au jour le jour, ce dont je ne m’étais pas mal trouvé, surtout dans ces dernières années, j’avais ceci de particulier, de ne réfléchir jamais d’avance à une personne que j’attendais, non plus qu’à un lieu que je devais visiter, je laissais cette situation agir sur moi à l’improviste. L’avantage qui en résulte est grand : on n’est pas forcé de revenir d’une idée préconçue, d’effacer une image qu’on s’est tracée selon sa fantaisie, et de recevoir à sa place, avec chagrin, la réalité. En revanche, il en peut résulter cet inconvénient qu’en des moments décisifs nous sommes réduits à tâtonner au hasard, sans pouvoir nous accommoder incontinent à chaque situation entièrement imprévue.

Par une suite de la même disposition d’esprit, je n’étais jamais attentif à l’effet que faisaient sur les gens ma présence et ma disposition morale. Aussi étais-je souvent surpris de voir que j’éveillais la sympathie ou l’antipathie, et souvent même l’une et l’autre à la fois.

Lors même qu’on ne voudrait peut-être ni louer ni blâmer cette conduite Comme trait de caractère individuel, on devra remarquer que, dans la circonstance présente, elle produisit de singuliers effets, qui ne furent pas toujours des plus satisfaisants. Je ne m’étais pas rencontré depuis nombre d’années