Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/33

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joug étranger. Je ne vois plus de Français, plus d’Italiens, mais je vois en échange, des Kosaques, des Baskirs, des Croates, des Magyares, des hussards bruns et autres. »

Paroles d’une admirable sagesse et qui, aujourd’hui même, méritent d’être pesées. On comprend que celui qui jugeait si sainement la situation de l’Allemagne ne pouvait partager les illusions enthousiastes de ses jeunes compatriotes. Et quand on lui reprochait de n’avoir pas fait des chansons de guerre : « Comment aurais-je pu prendre les armes sans haine ? dit-il à Eckermann. Et comment aurais-je pu haïr sans jeunesse ? Quand ces événements m’auraient trouvé à l’âge de vingt ans, certes je n’aurais pas été le dernier. Mais ils m’ont trouvé plus que sexagénaire. D’ailleurs nous ne pouvons pas servir tous la patrie de la même manière. Chacun fait de son mieux, selon les dons que Dieu lui a départis. Je me suis donné assez de mal durant un demi-siècle ; je ne me suis pas accordé un jour de repos pour accomplir la tâche que la nature m’avait assignée ; j’ai travaillé, scruté, agi sans cesse, aussi bien et autant que j’ai pu. Si chacun pouvait en dire autant, cela irait bien pour tous. Composer des chansons de guerre et rester daus ma chambre ! Que cela eût été digne de moi I Au bivouac, à la bonne heure, lorsqu’on entend, la nuit, hennir les chevaux de l’ennemi ! Mais ce n’était pas 1k ma vie ; ce n’était pas mon rôle ; c’était celui de Théodore Kœrner. Ses chants de guerre lui vont à merveille. Pour moi, qui ne suis pas d’une nature guerrière, et qui n’ai pas l’esprit guerrier, des chansons de guerre eussent été un masque, qui serait allé fort mal à mon visage. Je n’ai jamais rien affecté dans ma poésie. Ce que je n’avais pas vécu, ce qui ne m’avait pas sollicité, tourmenté, je ne l’ai ni exprimé ni chanté. Et comment sans haïr auraisje pu écrire les chants de la haine ? »

Goethe nous a dit le secret de cette largeur de vues qui lui faisait considérer tout le genre humain comme une seule famille ; il s’occupait d’intérêts plus élevés et plus vastes que ceux qui agitent les politiques ; il vivait pour la culture intellectuelle, pour les sciences et les arts. Nouveau sujet de reproche. Ses ennemis l’ont accusé de considérer la vie en artiste et do s’en faire un amusement. Il y a tans doute des amateurs et des artistes frivoles, qui s’amusent de leur art et de la vie : mais un homme tel que Goethe doit-il être rangé dans cette catégorie ? Et peut-on l’accuser d’avoir joué avec la vie, quand il a travaillé plus sérieusement que personne, dans la carrière où l’appelait son génie, pour les fins les plus élevées de l’humanité ? Ce travail l’absorbait et le rendait moins attentif à certains