Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/80

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de chevreuil et à la salade d’anchois ; et, comme tout cela ne coûtait rien, on ne se fit pas faute de pâtés, de friandises, de vins délicats, et l’on finit par composer un festin si complet, qu’un des assistants, dont l’appétit s’élait réveillé outre mesure, maudit toute la société, déclarant insupportable le supplice d’une imagination excitée en face de la plus extrême disette. Les convives se dispersèrent et ne s’en trouvèrent pas mieux.

Nous marchâmes de la sorte jusqu’à Somme-Tourbe, où l’on fit halte. Le Roi était descendu dans une auberge devant la porte de laquelle le duc de Brunswick établit le quartier général et les bureaux sous une sorte de berceau. La place était grande ; on y alluma beaucoup de feux, vivement entretenus avec de grandes brassées d’échalas. Le prince feld-maréchal trouva mauvais qu’on attisât trop la flamme ; mais ses craintes nous semblèrent hors de saison, car personne ne voulait croire que notre approche fût demeurée un secret pour les Français.

J’étais arrivé trop tard, et j’eus beau chercher de tous côtés dans le voisinage, tout était consommé ou du moins dans les mains de quelqu’un. Pendant que je cherchais ainsi, les émigrés me donnèrent l’exemple d’une bonne précaution culinaire. Ils étaient assis autour d’un grand monceau de cendres chaudes, dans lequel plus d’un échalas s’était consumé en petillant. Ils avaient eu l’adresse de recueillir promptement tous les oeufs du village, et c’était un objet fort appétissant que ces œufs dressés les uns à côté des autres dans le monceau de cendres, et qu’on en retirait à mesure qu’ils étaient cuits à point. Je ne connaissais aucun de ces nobles cuisiniers ; je ne pouvais donc leur adresser la parole, mais, ayant rencontré à ce moment un de mes amis, qui était, comme moi, mourant de faim et de soif, je m’avisai d’une ruse de guerre, fondée sur une observation que j’avais eu occasion de recueillir dans ma courte carrière militaire. J’avais observé qu’en fourrageant dans les village* et alentour, on procédait d’une manière stupide. Les premiers arrivants se précipitent, enlèvent, gâtent, délruisent ; ceux qui les suivent trouvent toujours moins et ce qui est perdu ne profite à personne. J’avais déjà réfléchi qu’en pareille occasion, il fallait user de stratégie, et, tandis que la foule faisait irruption d’un côté, chercher du côté opposé quelques ressources. Ici la chose