Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/142

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blague transcendante, voie où il ira si loin, que lui-même en aura presque conscience et scrupule. Souvent ainsi, sans but, il se surprend à faire de l’art dans le mensonge, comme simple amateur d’improvisation hasardée. Tout à coup (il ne sait pas plus que vous à quel propos) il vous racontera, par exemple, qu’il avait un cheval au pelage bleu lapis-lazuli ou rose tendre… ou quelque autre bourde de même valeur ; de sorte que ceux, qui auparavant, l’écoutaient, s’en vont en lui disant : « Allons, frère, il paraît que tu te mets à fondre les balles[1] ? »

Il y a des gens qui ont la manie de faire un désagrément à la personne qui se trouve pour le moment devant eux, sans autre mobile que le plaisir qu’ils prennent à mystifier : tel, par exemple, homme de marque pourtant, doué d’un noble extérieur et plaqué d’une étoile, vous serrera la main, vous entretiendra d’objets fort graves, éveillant par là dans votre esprit un ordre de pensées des plus sérieux, et puis tout à coup, du même ton, du même air, il vous lâche une bourde grossière et vous regarde en face d’un front extrêmement calme. C’est une mystification, soit ; mais, à bien considérer la bourde mystifiante en elle-même, il vous est fort difficile d’en concilier la grossière absurdité avec ce beau visage d’homme, avec cette étoile qui décore sa poitrine, avec ce noble début de conversation propre à évoquer les grandes et profondes pensées… en sorte que vous restez là à vous perdre en conjectures ; et, n’y comprenant rien, vous haussez les épaules, c’est tout.

  1. Se mettre à fondre les balles est à peu près synonyme de : dire des folies ébouriffantes. On raconte que, dans une ancienne maison de fous de Moscou, se trouvait un homme qui avait conspiré, et qui avait échappé à la prison et au supplice par le fait d'une aliénation mentale. Pendant près de cinquante ans qu’il vécut en cet état, il avait toujours l’air très-fatigué, venant, à son compte, de fondre des balles en nombre fabuleux, ou très-pressé d'aller à ses affaires, c'est-à-dire fondre des balles, et tous ses camarades de préau s'expliquaient très-sérieusement en ce sens ses lassitudes ou sa marche précipitée. De là peut-être ce mot de fondre des balles pour déblatérer, gasconner à outrance.