Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/183

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Il régna, pendant près de cinq minutes, un silence général ; puis on fut presque distrait par quelques coups de bec que le mauvis[1] donnait au fond de sa prison de bois pour attraper des grains de blé. Tchitchikof fit une troisième revue des objets de la chambre, et il eut le plaisir de reconnaître pour un bureau couvert un très-gros meuble de noyer monté sur quatre gros pieds massifs tout contournés, qui, avec le dessus cintré qu’on pouvait abaisser et relever à volonté, avait aussi quelque chose de l’ours. Table, fauteuils, chaises, tout était lourd et incommode ; chaque objet, jusqu’au poêle massif et aux portes massives, semblait dire : « J’ai de qui tenir ; j’appartiens et je ressemble à Sabakévitch, notre maître. »

« Nous avons parlé de vous chez le président de cour, chez Ivane Grégorévitch, dit à la fin Tchitchikof, voyant que ses hôtes n’entameraient pas la conversation ; c’était jeudi dernier ; nous avons passé le temps fort agréablement.

— Je ne suis pas allé ce jour-là chez le président, répondit Sabakévitch.

— C’est un charmant homme.

— Hein ! qui ça est charmant ? dit Sabakévitch en regardant son poêle comme certains regardent au miroir.

— Le président.

— Cela vous a paru ainsi, à la bonne heure ; en réalité, c’est un imbécile tel que le monde n’en avait jamais vu. »

Tchitchikof fut un peu étourdi d’une opinion si vivement formulée ; mais, pensant que Sabakévitch avait peut-être quelque sujet de rancune contre le président, il ajouta :

« Sans doute, comme nous tous, il n’est pas sans quelque petite faiblesse ; mais le gouverneur, voilà un homme excellent !

— Le gouverneur, un homme excellent !

— Eh oui, n’est-il pas vrai que c’est un esprit droit, un cœur loyal et grand ?…

  1. Les merles mauvis sont très-remarquables par leurs sourcils blancs et par l’éclat de leur voix.