Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/243

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circonstances de votre voyage. Heureux l’homme qui a une famille où il est impatiemment attendu ! mais malheur aux célibataires !

Heureux l’écrivain qui, laissant de côté les caractères incolores, impatientants, fâcheux, répugnants, aborde ceux qui sont marqués au coin d’une haute distinction ; l’écrivain qui, dans le vaste cloaque des tristes agglomérations humaines, a fait son choix et s’est attaché à quelques exceptions honorables pour notre nature ; qui pas une seule fois n’a humilié les nobles tons de sa lyre ; jamais n’a prostitué ses mélodies aux gens de néant, quels qu’ils fussent ; et qui enfin, ne s’abaissant jamais jusqu’aux réalités trop terrestres de cette vie, s’élance libre et radieux vers les régions éthérées de son idéal poétique ! Là, son sort est doublement enviable ; au milieu des mille riantes images de sa fantaisie, il est tout en famille, et cependant retentit haut et loin dans le monde sa brillante renommée. Il a ménagé et caressé la vanité des hommes en voilant tous les points humiliants et sombres de l’humanité ; et, mettant en lumière ce qu’elle offre de beau et de vraiment noble, il les a fascinés du regard, enivrés des pénétrants parfums de la louange. Aussi tous battent des mains et suivent enthousiasmés son char de triomphe : plusieurs le proclament grand poëte, esprit universel et génie transcendant, dont le vol sublime s’élève au-dessus de tous les autres, comme l’aigle plane au-dessus des oiseaux les mieux doués. À son nom seul, les jeunes cœurs palpitent, et les douces larmes de l’admiration brillent dans tous les regards. « Quelle délicatesse et quelle énergie ! » s’écrie-t-on à l’envi.

Tel n’est point, à beaucoup près, le partage du malencontreux écrivain qui ose, dans ses peintures, présenter le fidèle miroir de tout ce qui choque partout les regards dans la réalité sociale. Hélas ! pourquoi ses yeux ne peuvent-ils voir indifféremment toute cette vase mouvante des petites misères et des hontes où plonge forcément notre vie, tout cet abîme de caractères vulgaires, froids, effacés, brisés, qui grouillent ici sous chacun de nos pas ? pour-