Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/249

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« Grégoire, va toujours et tu n’arriveras pas… Quel homme pouvais-tu être, toi ? n’étais-tu pas un de ces voituriers qui font l’acquisition de trois fortes bêtes et d’une charrette-patache à capote en natte de til, qui renoncent à peu près à leur chaumière natale et courent les provinces de ville en ville avec les marchands forains ? Est-ce dans les chemins que tu as rendu à Dieu ton âme ? ou bien tes chers amis ne t’ont ils pas mis sur le cou quelque grosse fille ou veuve de soldat à face rubiconde ? ou bien tes mitaines de maroquin bariolées et ton troïge ventru, mais solide, n’ont-ils pas donné dans l’œil de quelques coureurs de bois ? ou peut-être toi-même, étant couché dans un coin de hangar, tu as pensé, pensé, pensé, puis, sans faire ni une ni deux, tu t’es élancé de nouveau droit au cabaret, puis de là au taillis, et… serviteur… c’est affaire aux corneilles. Drôles de gens, vrai, que le bon peuple russe, des gens qui ne peuvent se résoudre à mourir de leur belle mort !

« Et vous, quoi, mes pigeons ? reprit-il en portant les yeux sur la feuille où étaient dénommées les âmes fugitives de Pluchkine ; vous qui êtes encore du nombre des vivants, que me direz-vous de bon ? Vous ne valez pas mieux que les morts ; mais où vous conduisent vos pas rapides ? Est-ce que vous étiez bien mal chez Pluchkine, ou bien est-ce par goût et inclination que vous errez dans les bois et dévalisez les voyageurs ? Êtes-vous à croupir dans les prisons, ou vous êtes-vous donné d’autres seigneurs dont vous labourez les terres ? Eremeï Kariakine, Nikita Volokita, son fils Antoni Volokita… d’après leurs noms seuls, on devine de francs vagabonds. Popof, domestique… sait lire et écrire. Allons, celui-ci ne joue pas du couteau, et, s’il vole les gens, c’est noblement, c’est un homme lettré. Mais faute de passe-port, tu as été arrêté par le capitane-ispravnik. Tu passes devant lui et ne faiblis pas pendant l’interrogatoire. « À qui es-tu ? » demande l’édile en assaisonnant sa question d’une épithète ronflante. Tu réponds court et net : « À tel seigneur. — Pourquoi es-tu ici ? — En congé à redevance, réponds-tu sans cligner de l’œil. — Où est ton passe-