Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/278

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cher Ilii Iliitch… Écoute donc, frère Antipater Zakharévitch… Allons, allons, tu mens, mon cher Fédor Grégoriévitch. » Puis le badinage ; ils faisaient précéder de deux ou trois mots allemands le nom du maître de poste, et l’appelaient Sprechen zie deutch Ivan Andréevitch, tout d’une haleine. En un mot, il y avait esprit de famille. Plusieurs étaient des gens instruits ; le président savait par cœur la Ludmîla de Joukovski, poëme qui était encore en vogue, et il en disait habilement de bons passages, surtout celui qui commence ainsi : « Le bois sommeille, la colline dort. » Et comme il prononçait le mot tcheeou ! on voyait vraiment dormir la colline, et, pour plus d’effet à ce mot tcheeou, il fermait par degrés les paupières.

Quant au directeur de la poste, il s’adonnait de préférence à la philosophie ; il lisait jusque bien avant dans la nuit les Nuits d’Young et la Clef des mystères de la nature d’Eckartshausen, dont il faisait même de longs extraits, qu’il ne montra du reste à aucun profane ; cela ne l’empêchait pas d’être spirituel, plaisant, fleuri, et d’aimer, comme il disait lui-même, à saupoudrer le discours. Et, en effet, il saupoudrait son langage d’une quantité de parasites tels que : « Mon cher monsieur ; un ou une quelconque ; vous savez, vous me comprenez ; tout cela s’explique ; vous pouvez vous représenter ; généralement parlant ; révérence parler ; en quelque façon, » et cent autres mots de cette plantureuse famille, dont il prodiguait les trésors. Il entrelardait, saupoudrait, assaisonnait aussi ses discours, disons plutôt qu’il les accompagnait, avec assez d’adresse, d’un certain clignotement de l’œil gauche, qui donnait une expression très-sarcastique à ses moindres malices. Les autres n’étaient pas non plus des esprits tout à fait incultes : tel avait lu Karamzine, tel autre les Nouvelles de Moscou, et tel autre, après cela, n’a rien lu du tout, et tel autre enfin est ce qu’on appelle teoureouk, un homme qu’il faut soulever du pied pour le bien voir, ou un baïbak, c’est-à-dire un homme qui, ayant passé sa vie couché sur le flanc et ne s’étant relevé de là pour personne au monde, ne vaut pas même qu’on le soulève du pied.