Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/283

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fit reculer les petites gens jusque sous le porche, pour qu’on ne pût pas faner une si fraîche et si riche toilette.

Une si charmante attention du beau sexe à son endroit ne pouvait échapper entièrement à l’esprit observateur de Tchitchikof. Un jour, en rentrant chez lui, il trouva sur la table de sa chambre un élégant billet ; qui l’avait apporté, comment il était arrivé là, notre héros n’en put rien savoir. Ce billet était toute une épître et commençait ainsi : « Je n’y puis résister, il faut que j’écrive. » La suite disait qu’il est parfois entre les âmes une secrète sympathie ; et cette grande vérité était mise en évidence par l’addition d’une vingtaine de points expressifs. Puis défilaient d’autres pensées d’une si remarquable justesse, que nous croyons devoir en transcrire au moins quelques-unes : « Qu’est ce que notre vie ? un val tapissé d’ortie et d’absinthe. Qu’est-ce que le monde ? un ramas de gens qui se font une étude d’étouffer l’innocente voix du cœur. » Plus loin, celle qui écrit dit qu’elle arrose de ses larmes, jusqu’à ce jour, certaines lignes tracées par feu sa tendre mère, morte il y a vingt-cinq ans. Ensuite Tchitchikof est sollicité de quitter à jamais les villes, ces étroites enceintes où l’on étouffe faute d’air et d’espace, et de gagner les solitudes de la steppe. La troisième et dernière page était une sorte de long cri d’angoisse, terminé sous la forme d’un quatrain poétique que voici :


Deux tourtereaux te montreront

Non moi, mais ma cendre glacée ;

Leurs roucoulements te diront :

« Elle mourut, noyant de larmes ses pensées. »


Tout cela était assez dans l’esprit, le ton et le style du temps ; la lettre ne portait aucune signature ni aucune date ; seulement il était dit en post-scriptum : « Je verrai si ton cœur te découvrira celle qui a tracé ces lignes, si conformes à l’état de son âme ; demain elle sera au bal du gouverneur. »

Tchitchikof ne prit point la chose avec indifférence ; il y a, dans le fait de l’anonyme et du mystère, un tel attrait