Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’accaparer les siéges vacants entendirent des paroles bien dures pleuvoir de la bouche de leurs compagnes, à qui tout à coup ce comble d’effronterie inspirait une vive indignation.

Tchitchikof était si occupé de cet essaim de femmes, ou plutôt ces dames l’occupèrent et le circonvinrent tellement, lui parlant en fines et ingénieuses allégories, qu’il tâchait de deviner toutes pour répondre à toutes, à la sueur de son front, qu’il en perdit de vue ce devoir des convenances qui prescrit d’aller tout d’abord se présenter à la dame de la maison. Il ne s’en souvint qu’en entendant la voix de Mme la gouvernante elle-même qui était devant lui depuis quelques minutes. Celle-ci, d’un ton mi-parti de bonne grâce et d’aimable reproche, lui dit en balançant narquoisement la tête : « Ah ! Pâvel Ivanovitch, voilà donc comme vous êtes !… » Je ne saurais vous rapporter en propres termes tout ce que dit la dame, mais c’était fort gracieux, fort délicat, comme tout ce que font dire à leurs personnages les romans et nouvelles de nos écrivains qui, dans leurs fréquentes peintures des salons, se montrent si parfaitement instruits des manières et du langage du vrai bon ton, qu’après eux il faut tirer l’échelle. Notre héros allait répondre, et il y a apparence que sa réponse n’eût pas été plus mauvaise que celles qui, dans les récits à la mode, sont mises dans la bouche des Zvonski, des Linski, des Lidinn, des Greminn[1] et autres jeunes et beaux militaires, quand ayant levé les yeux au hasard, il s’arrêta comme frappé d’éblouissement et de stupeur.

La maîtresse de la maison n’était pas seule devant lui : elle tenait par la main une jeune personne de seize ans, aux cheveux blonds, au teint frais, à la taille fine et souple, aux traits réguliers, au gracieux petit menton à fossette terminant le plus charmant ovale d’un chaste visage, que le peintre ou le sculpteur aurait pris avec bonheur pour modèle de sa madone, et tel que nous en voyons bien rarement en Russie, où tout aime à se montrer large, tout, dis-je, pieds, lèvres, visages, comme mon-

  1. Personnages des romans à la mode de 1835 à 1845.