Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/298

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copiés au crayon et coururent de main en main ; le beau sexe les attribua résolument à Tchitchikof. Le mécontentement des dames prit de plus grandes proportions ; elles le déchirèrent à belles dents, et nous devons dire que la jolie blonde, cause innocente de tout ce bruit, fut encore plus maltraitée que son admirateur.

Il se préparait contre notre héros une surprise bien plus fâcheuse encore ; dans le temps même où elle avait un petit accès de bâillement, et où il lui déroulait une série d’historiettes, dans l’une desquelles était venu se mêler le nom du philosophe Diogène, apparut en perspective tout au fond de l’enfilade des salons Nozdref, notre ancienne connaissance. Sortait-il du buffet ou de la petite salle verte où l’on jouait un jeu d’enfer qui ne pouvait être le whist ordinaire ? en sortait-il de son plein gré ou l’avait-on expulsé ? En tout cas, son air était tout radieux de gaieté ; il s’était emparé du bras de M. le procureur vraisemblablement depuis quelques minutes, car le pauvre homme visiblement en détresse agitait ces épais sourcils et méditait une brusque évasion. Le hobereau avait trempé son courage dans deux tasses de rhum sous prétexte de thé, et ce qui aurait causé un embarras de gorge à un autre donnait à son verbe un éclat merveilleux, et, tout en déblatérant, il imprimait au magistrat des secousses redoutables.

Tchitchikof, déjà inquiet de cette apparition, s’aperçut que Nozdref, tout en stationnant à chaque minute dans sa marche, avançait pourtant ; cette observation lui fit prendre l’héroïque résolution de s’arracher aux délices de sa position et de se rendre un temps invisible, ne prévoyant rien de bon d’une rencontre avec ce fâcheux monsieur. Par malheur, juste en ce moment le gouverneur, qui était livré à de légers entretiens à quelques pas de là, regarda le groupe où était sa fille et manifesta une grande joie de ce qu’il trouvait à point ce cher Pâvel Ivanovitch pour prononcer dans son différend avec deux dames, sur la question de la constance ou de l’instabilité naturelle de l’amour dans la femme. Il ne put répondre à cet appel que par un bien pâle sourire ; Nozdref, qui venait de l’aperce-