Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/326

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chikof se mêlaient, se confondaient et tourbillonnaient dans leurs têtes ; puis, le premier ahurissement passé, ils semblèrent les distinguer, les séparer dans leur esprit et s’en demander compte, et ensuite, se fâcher de voir que la chose refusait toujours de s’éclaircir à leurs yeux. Quel problème est-ce donc en effet, bon Dieu, quel problème que ces âmes mortes ; des âmes mortes ! quelle logique peut sortir de là ? à quel propos, dans quel but acheter des âmes mortes, et où prendre un fou qui s’avise de cela ? Y a-t-il une monnaie invisible pour une telle acquisition ? Eh bien, un fou achète des âmes mortes ; il sait bien, lui, où il les mettra ; il a un argent cabalistique pour arranger toute son affaire. Bon ; mais à présent, que vient faire là-dedans la fille du gouverneur ? Ah ! c’est que notre fou voulait l’enlever. Très-bien ; mais, pour enlever une fille, est-ce qu’on achète d’abord des âmes mortes ? S’il s’est mis en tête d’acheter des âmes mortes, quel besoin a-t-il d’enlever la fille du gouverneur ? Ces âmes mortes, est-ce un cadeau dont il se pourvoit pour achever de tourner la tête à la demoiselle ? Quelle absurdité donc que ce bruit que l’on colporte ainsi par toute la ville ! Qu’est-ce que cela veut dire qu’aujourd’hui on ne puisse mettre le nez dehors et rencontrer quelqu’un sans être assommé d’histoires toutes plus extravagantes les unes que les autres ? Cependant, pour que cela dure tout le jour et gagne ainsi tout le monde, il est à croire qu’il y a à cela une cause, une raison. Trouvez-moi un sens et une raison dans des propos d’âmes mortes ! Ces discours ou ces caquets, ce n’est peut-être au fond que patati et patata, bibus et sornettes et billevesées ; le plus sage parti est de jeter sa langue aux chiens tout de suite, et de se tamponner les oreilles… Bref, les propos, les avis jaillissaient en feux croisés dans le vide, et il n’était plus question en tout lieu que de trois choses : les âmes mortes, la fille du gouverneur et Tchitchikof, ou : Tchitchikof, la fille du gouverneur et les âmes mortes.

Cette ville, ordinairement si calme qu’elle semblait aux trois quarts endormie même en plein jour, paraissait comme surexcitée au moral et frappée d’un singulier ver-