Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/327

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tige. On voyait sortir en quelque sorte de dessous terre tous les turuques et les baïbaques, c’est-à-dire des gens retirés, casaniers depuis nombre d’années, devenus à moitié momies et fossiles dans leurs demeures, et ils en mettaient la faute sur le bottier qui leur avait fait des chaussures trop étroites, sur le tailleur qui retenait sans fin leurs habits, sur leur cocher toujours ivre, ce qui naturellement les condamnait à passer leur vie en robe de chambre. Ceux qui avaient rompu toute relation de société et ne connaissaient plus que Reste-couché, Tiens-toi-caché, Ronfle-haut et Baîlle-à-tout, dont les familles très-connues ont des représentants partout en Russie, et toujours sous des physionomies éminemment nationales ; tous ceux que l’on ne tirerait pas de leur domicile de limaces, même en les invitant à venir prendre leur part d’une bouillabaisse russe de cinq cents roubles, faite de sterlets de deux mètres de long avec accompagnement obligé de koulébeaks[1] fondants ; tout cela apparaissait par extraordinaire, comme des revenants, et rendait la ville de N. grande, populeuse et animée comme il convient à une véritable ville.

On y vit un Syss Pafnoutievitch et un Macdonald Karlovitch dont jamais il n’avait été fait mention ; on y vit dans plusieurs salons se développer la haute stature d’un monsieur long, long, long comme une perche, et que personne ne se rappelait avoir jamais aperçu ; dans les rues et les carrefours se croisaient en tout sens des drochkis à capote, des lignes antépétroviennes, des pataches vermoulues, des véhicules de noms et formes impossibles. En temps de foire ou dans d’autres circonstances, ce brouhaha eût peut-être été fort peu sensible ; mais la ville de N. parais-

  1. Le sens des mots russes est donné dans le texte : les autres sont des sobriquets. Quant au koulébeak, c'est un pâté au poisson et au jus, qu'un nombre infini de Russes font très-habilement, même dans les plus pauvres ménages. Telle femme russe s'engage chez vous comme cuisinière, sans posséder les moindres éléments de son métier, qui, au carnaval, vous prépare d'admirables beignets, et en toute saison , si vous l'ordonnez, des koulébeaks succulents, ressource qui n'est pas à dédaigner les jours maigres et pendant le grand carême.