Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/366

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préparer dès avant l’aurore, pour pouvoir partir le lendemain à six heures précises du matin. Il lui recommanda de bien examiner et nettoyer sa britchka, de graisser les roues et de donner aux chevaux une ration et demie d’avoine. Puis il se fit envoyer Pétrouchka, qui retira lestement de dessous le lit la valise, qu’il dégagea d’un bon doigt de poussière, et il se mit à y déposer bas, chemises, linge sale, linge blanc, embouchoirs de bottes, calendrier, selon ce qui se trouvait sous sa main, et sans remarquer Séliphane qui se tenait immobile et bouche béante sur le seuil.

Celui-ci se retira enfin, mais bien lentement, en s’arrêtant à chaque pas dans le corridor et dans l’escalier, et en se grattant férocement la nuque. Ce frottement très-national avait-il un sens ? Une telle démangeaison de la nuque n’a-t-elle pas en général une signification appréciable ? Ici, était-ce contrariété de ne pouvoir aller le lendemain, avec un camarade, en touloupe jeté sans façon sur les épaules, à l’impérial bureau d’esprit, vulgairement appelé kabak (cabaret) ? Ou bien, engagé dans quelque affaire de cœur, Séliphane projetait-il un de ces faciles entretiens de porte cochère, où l’on serre deux blanches mains entre les siennes à ces heures où, les ténèbres enveloppant toute la ville, le joueur de mandoline, en chemise rouge, gratte les cordes de son naïf instrument, tandis que la valetaille et tout le petit monde qu’il a pour auditoire s’adonnent aux langoureux propos et aux passe-temps qui les payent de tous les travaux du jour. N’était-ce pas peut-être regret d’être forcé d’abandonner une place habituelle dans un bon coin de la cuisine, en touloupe, près du four, ayant devant soi le savoureux pâté de choux aigres ? et pourquoi ? pour aller de nouveau par devoir battre les chemins, sous la pluie, la grêle ou les neiges… Dieu sait ce qui passe par la tête en ces moments ; cela ne se devine pas si aisément ; car enfin, je puis l’affirmer, l’action de se gratter la nuque chez le peuple russe est le symptôme non de quelques idées en nombre limité, mais d’une immense diversité de pensées.