Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/50

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qui ne dansaient pas, il se croisa les bras sur l’épine dorsale et regarda très attentivement les danseurs. Beaucoup de dames étaient en élégante toilette à la mode ; d’autres portaient les robes que les faiseuses de la province avaient pu leur fournir. Les hommes, ici comme partout, étaient de deux catégories : les fluets, qu’on voit papillonner autour des dames ; beaucoup de ceux-ci étaient de si bon genre qu’on ne pouvait les distinguer des fluets de Pétersbourg ; mêmes favoris soigneusement peignés, artistement coupés, mêmes frais visages ovales, même amabilité auprès des femmes, même usage familier de la langue française, même gaieté convenable qu’à Pétersbourg ; et les gros, dont deux ou trois fort gros, avec eux les moyens, tels qu’était Tchitchikof, je veux dire ceux qui ne sont plus sveltes. Les personnes de cette catégorie louvoyaient dans le voisinage des jeunes gens, et ils étaient bien plus portés à s’éloigner des dames qu’à s’approcher d’elles. Ils regardaient du côté des salles latérales s’ils ne verraient pas quelque part dresser des tables de whist. Ils avaient des faces arrondies et pleines, quelques-uns avec des petites verrues à poil, dont ils ne s’inquiétaient guère ; d’autres avec des marques de petite vérole, dont ils ne se désolaient plus. Ils n’avaient sur la tête ni frisure, ni huppe, ni coup de vent, ni diable m’emporte, noms tout français ; leur chevelure était tondue presque ras ou d’une certaine longueur, mais pommadée presque à plat ; les traits de la face, chez quelques-uns, étaient, sans reproche, un peu forts, les nez assez généralement épatés.

C’étaient les fonctionnaires publics, les notabilités de la ville. Hélas ! les gros, les tout gros s’entendent mieux à faire leurs affaires que messieurs les fluets à galbe ovoïde. Les fluets sont, soi-disant, au service comme employés réservés, attachés à de hauts fonctionnaires pour commissions de confiance, ou simplement immatriculés comme étant au service, et on ne voit qu’eux partout où il y a des hommes de loisir qui s’amusent ; leur existence est légère, frivole, précaire ; ils ne vont ni au feu, ni au bureau, ni à la terre ; on ne voit pas en quoi ils pour-