Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/51

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raient être utiles, soit à l’État, soit à eux-mêmes. Les gros, c’est différent, ceux-là n’acceptent jamais une position oblique, ils aiment ce qui est carré et ferme, et, si ces gens-là s’asseyent, on voit qu’ils sont si solidement assis, que l’emploi craquera sous eux, plutôt qu’ils ne se départiront du siège où ils se cramponnent. Ils ne tiennent nullement à l’éclat extérieur ; leur habit n’est pas du faiseur en vogue, encore moins d’un tailleur de Pétersbourg ; mais, en revanche, dans leur coffre, c’est une vraie bénédiction. Le fluet, au bout de trois ans, ne possède pas une âme qui ne soit engagée au Lombard[1]. Le gros, sans bruit, voyez, au bout de la ville, il a acheté une maison sous le nom de sa femme ; puis, à l’autre bout, là-bas, une autre maison, puis un petit village un peu plus loin, puis un fort gros village à église, à maison seigneuriale ; et à la fin, après avoir servi Dieu et le tsar, acquis la considération qui ne manque jamais au riche, il prend son congé, il se retire sur ses terres : c’est un seigneur de village, c’est un bon bârine russe, il reçoit chez lui, et il est parfois un très bon vivant. Après lui, ah ! après lui ses héritiers, ordinairement des fluets, mènent très-grand train le bien laissé par le père ou par l’oncle…

Telles étaient les étranges pensées qui se jouaient dans la tête de Tchitchikof, pendant qu’il examinait attentivement la composition de la société ; et il résulta de ces réflexions qu’il se réunit aux gros, parmi lesquels il rencontra presque toutes les personnes chez qui il s’était présenté le matin : le procureur général, figure dont les yeux étaient abrités sous d’énormes sourcils noirs ;

  1. Le Lombard est un grand établissement de banque dirigé par un haut conseil de tutelle de tous les Instituts d’orphelins et d’orphelines, et de sourds-muets, placés sous les auspices de sa Majesté l’impératrice régnante ; on y place son argent à 4 pour 100, et l’on y engage ses biens meubles et immeubles ; on y peut hypothéquer jusqu’à dix mille âmes. Au-dessus de ce chiffre on s’adresse à la banque d’emprunt.

    Une des plus considérables sources de revenus du Lombard consiste dans le monopole des cartes à jouer, et il n’en saurait être de plus sûr ni de plus productif que celui-là en Russie.