Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/75

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pencha vers lui, et lui déclara d’un air très-significatif qu’il avait à lui parler d’une affaire des plus urgentes.

« En ce cas, passons dans mon cabinet, je vous prie, » dit Manîlof.

Et il le conduisit dans une petite chambre dont l’unique fenêtre offrait pour horizon lointain la forêt bleuissante dont nous avons parlé plus haut.

« Voici, dit-il en introduisant son convive, mon petit coin particulier.

— C’est une fort gentille petite chambre, » dit Tchitchikof en regardant la pièce, qui en effet avait un air agréable.

Les murs étaient peints en couleur à la colle d’une teinte gris bleu fort tendre ; le mobilier consistait en quatre chaises, un fauteuil et une table ; sur la table étaient, outre le livre dont nous avons fait mention, quelques papiers écrits en grosse de greffes ; mais ce qui surabondait, après cela, c’était le tabac à fumer. Le tabac s’offrait à la vue sous tous les aspects sur cette table : en coffret, en paquet, en blague et en tas. Sur le large accoudoir de la fenêtre, il y avait aussi des tas, non de tabac, mais de cendres provenant de la pipe ; c’étaient deux lignes régulièrement parallèles de petits monticules régulièrement pointus formés avec un soin particulier ; il était évident, d’une part, que Manîlof ouvrait rarement sa fenêtre ; d’une autre, qu’il se retirait dans ce cabinet pour bien méditer cette vérité, que sur cette terre tout n’est qu’amertume, que fumée et que cendre.

« Permettez-moi de vous prier de vouloir bien vous installer à votre aise dans ce fauteuil, dit Manîlof ; vous reconnaîtrez qu’il est vraiment assez commode.

— Je n’en doute pas ; mais permettez que je me mette sur cette chaise.

— Permettez-moi de ne pas vous permettre cela, dit en souriant Manîlof ; c’est un fauteuil qui est destiné aux visites, et bon gré mal gré, voyez-vous, il faut que vous l’occupiez. »

Tchitchikof, vaincu, s’assit dans le fauteuil.