Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/76

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« Vous me permettrez bien maintenant de vous offrir une pipe.

— Non, car je ne fume pas, » répondit Tchitchikof d’un air qui disait : « Mon aimable hôte, je suis peiné de vous refuser. »

— Et pourquoi donc cela ? dit Manîlof, lui aussi, d’un air mignard qui disait : « Mon adorable convive et ami, je suis peiné d’avoir à subir un refus. »

— J’ai évité d’en prendre l’habitude ; je crains : on dit que cela dessèche la poitrine.

— Permettez-moi de vous faire observer que c’est un préjugé. Je suis bien persuadé que fumer la pipe est beaucoup plus sain que de priser. Dans le régiment où j’ai servi, il y avait un lieutenant, un homme très-agréable et très-bien élevé, qui ne se séparait jamais de sa pipe ; il fumait à table, au lit et ailleurs, et partout et toujours ; il a aujourd’hui plus de quarante ans, il se porte, Dieu merci, à faire envie aux plus gaillards. »

Tchitchikof dit là-dessus que cela arrive, en effet, et qu’il y a ainsi dans la nature beaucoup de choses que les esprits les plus fins et les plus éclairés ne peuvent expliquer.

« Mais permettez d’abord que je vous adresse une petite requête, » ajouta-t-il d’une voix où se faisait sentir on ne sait quelle étrangeté d’émotion et d’intonation gutturale.

Et aussitôt, Dieu sait aussi pourquoi, il regarda derrière lui. Manîlof aussi, le sympathique Manîlof, tourna la tête en arrière.

« Y a-t-il longtemps que vous avez fait le cens dans votre domaine, et que vous avez présenté votre rapport là-dessus à l’autorité ?

— Le dernier recensement, ah oui ! il y a longtemps, il y a vraiment… oui, il y a bien… au fait, je ne me rappelle pas combien il y a.

— Depuis ce temps-là vous est-il mort beaucoup de paysans ?

— Hum ! je ne saurais, en vérité, vous dire… c’est une chose sur laquelle je ne ferai pas mal de questionner mon