Page:Goldsmith - Le Vicaire.djvu/115

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ingratitude ; mais bien décidés à rendre le reproche aussi poignant que possible, nous convînmes de le recevoir avec notre sourire habituel, de lui faire, tout d’abord, plus de politesses que de coutume, de l’amuser un peu, et, au milieu de ce calme flatteur, d’éclater comme un tremblement de terre, et de l’abîmer sous le sentiment de sa propre infamie. Ce plan bien arrêté, ma femme se chargea de l’exécution, comme si réellement elle eût été de force à y réussir.

Nous le vîmes approcher : il entra, prit une chaise et s’assit. « Une belle journée ! monsieur Burchell. — Très-belle, docteur ; pourtant nous aurons, je crois, de la pluie ; car mes cors me font bien mal ! — Vos cornes vous font bien mal ! s’écria ma femme avec un grand éclat de rire ; puis elle demanda pardon de sa manie pour les pointes. — Je vous pardonne de tout mon cœur, madame ; car, en conscience, je n’aurais pas cru qu’il y eût là une pointe, si vous-même n’aviez pris la peine de me le dire. — Possible, monsieur, répliqua ma femme, en nous faisant un clin d’œil ; pourtant j’oserais affirmer que vous êtes en état de nous dire combien il y a de ces pointes à l’once. — Vous avez, j’imagine, lu ce matin, madame, dans un Recueil de facéties, qu’une once de pointes est quelque chose de bien merveilleux ; moi, madame, j’aimerais mieux une demi-once de bon sens ! — Libre à vous ! reprit ma femme, nous regardant toujours avec un sourire, quoique les rieurs ne fussent plus de son côté… Mais j’ai vu prétendre au bon sens tel homme qui en avait bien peu. — Et, sans doute aussi, vous avez vu se croire de l’esprit telle femme qui n’en avait pas du tout ! » Ma femme avait tout l’air de ne pas gagner grand’chose à ce jeu ; je le sentis, et voulant moi-même mener notre homme d’une manière plus sérieuse : « L’esprit, dis-je, et le bon sens sont bien peu de chose sans la probité : c’est elle qui donne à l’homme, quel qu’il soit, toute sa valeur. L’ignare paysan, sans défaut, est plus grand que le philosophe avec des défauts. Car, qu’est-ce que le génie et le courage sans le cœur ?