Page:Goncourt - Germinie Lacerteux, 1889.djvu/23

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place de la Révolution, où son oncle avait été déjà mené. Vint le moment où l’argent, l’argent si rare, ne donna plus le pain : il fallut l’enlever presque de force à la porte des boulangers ; il fallut le conquérir par des heures passées dans le froid et le vif des nuits, dans la presse et l’écrasement des foules, faire queue dès trois heures du matin. Le père ne se souciait pas de se risquer dans cet amas de peuple. Il avait peur d’être reconnu, de se compromettre avec une de ces foucades qui auraient échappé n’importe où à la fougue de son caractère. Puis il reculait devant l’ennui et la dureté de la corvée. Le petit garçon était encore trop petit, on l’eût écrasé : ce fut à la fille que revint la charge de gagner chaque jour le pain des trois bouches. Elle le gagna. Son petit corps maigre perdu dans un grand gilet de tricot à son père, un bonnet de coton enfoncé jusqu’aux yeux, les membres serrés pour retenir un reste de chaleur, elle attendait en grelottant, les yeux meurtris de froid, au milieu des bousculades et des poussées, jusqu’au moment où la boulangère de la rue des Francs-Bourgeois lui mettait dans les mains un pain que ses petits doigts, raides d’onglée, avaient peine à saisir. À la fin, cette pauvre petite fille qui revenait tous les jours, avec sa figure de souffrance et sa maigreur qui tremblait, apitoyait la boulangère. Avec la bonté d’un cœur de peuple, aussitôt que la petite apparaissait dans la longue queue, elle lui envoyait par son garçon le pain qu’elle venait chercher. Mais un jour, comme