Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/109

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ne cherchait qu’à faire des études d’après nature, qu’il n’y avait que cela de bon, qu’il lui arrivait de dessiner souvent dans les rues, qu’il avait même proposé à l’Illustration de prendre une page, pour lui faire des scènes parisiennes, comme celles dont nous lui parlions, mais qu’on était si peu intelligent dans cette boutique, qu’on n’avait pas voulu. Et il ajoutait tristement : « Jusqu’à présent, je n’ai rien fait… mais un jour, je ferai de grandes scènes comme cela, et alors j’aurai fait quelque chose. »

La dernière fois que nous le vîmes, c’était sur le boulevard, en face le Café de Paris. Il vaguait, muet, au bras d’un ami. Nous allâmes à lui. Il nous regarda longtemps, cherchant qui nous pouvions être, puis s’écria : « Nom de D… je ne vous reconnaissais pas, oui, je deviens aveugle ! » Et il disait cela, les yeux clignotants avec dedans un regard blessé — et triste comme la mort. Il ne pouvait presque plus travailler. Ses regards se croisaient sur le bois qu’il dessinait… puis c’étaient des douleurs soudaines, comme si on lui tirait des coups de fusil à travers la tête. Voilà deux ans qu’il souffrait ainsi.

Oui, ce rustre, ce pataud, était, en son métier d’art, distingué, élégant, coquet. Il mettait à ce qu’il crayonnait une petite grâce mondaine, qui était juste ce qu’il fallait à l’Illustration, dont il était le dessinateur des élégances, rendant la femme contemporaine, non seulement dans la féminilité de son